Cet article est tiré de la rubrique "Invité" du magazine Omalius de mars 2025.

Comment votre parcours personnel a-t-il influencé votre intérêt pour le multilinguisme ?

J’ai grandi à Bruges, dans une famille bilingue. Je parlais le français avec mes parents et étudiais dans une école néerlandophone. Pendant mes études secondaires, mes camarades me faisaient ressentir que j’étais différent. Je comprenais leur dialecte ouest-flamand, mais je ne le parlais pas, ce qui me donnait l’impression de ne pas être totalement des leurs. Très jeune, cela m’a amené à me poser la question « pourquoi les bilingues sont-ils différents des monolingues ? » Plus tard, j’ai étudié le français à la Vrije Universiteit de Bruxelles. Là encore, j’ai ressenti une forme de tension linguistique. Les interviews pour des jobs académiques en Belgique tournaient toujours autour de mon profil linguistique et idéologique. Lorsque j’ai postulé à l’Université de Londres, on m’a demandé : « What can you contribute to this department? » Je me souviens avoir pensé : « Voilà la question que j’attendais ! On s’intéresse enfin à ce que je peux apporter et non à mon origine »

Au quotidien, vous dites préférer utiliser l’anglais pour les affaires académiques, le néerlandais avec votre femme et vous réservez le français pour les blagues. Comment expliquez-vous cette répartition des langues ? 

Je pense que chez toutes les personnes multilingues, chaque langue remplit une fonction spécifique et véhicule certaines connotations. Par exemple, si je veux faire rire mon épouse, j’utiliserai le français avec un accent allemand ou flamand local. Certains mots nous paraissent plus juteux ou amusants et on aime les intégrer à notre langage. On absorbe ce que l’on entend autour de soi et on le reproduit.

Justement, pourquoi certaines langues intègrent-elles des mots étrangers, comme l’anglais dans le français ou le flamand ?  

Il n’existe pas de langue pure, elles évoluent toutes sans cesse, en intégrant des influences extérieures. En Belgique, je remarque que les nouvelles générations utilisent beaucoup plus de mots anglais qu’il y a 30 ans. À l’époque, lorsqu’on jurait en néerlandais, on disait godverdomme, alors qu’aujourd’hui, on entend plutôt shit ou fuck. Cette évolution s’explique par l’omniprésence de la culture anglophone qui favorise l’absorption progressive de certains mots. On remarque aussi cela en France, où le français a intégré de nombreux mots arabes, notamment sous l’influence de la musique rap. Chaque génération cherche à se distinguer de la précédente et cela passe souvent par l’adoption d’un langage qui lui est propre.

Comment donner le goût des langues aux étudiants ?

La notion d’enjoyment est très importante. C’est d’ailleurs une thématique qui a été étudiée par Laurence Mettewie, professeure à la Faculté de philosophie et de lettres de l’UNamur. Il a été montré que les étudiants wallons prennent plus de plaisir à apprendre l’anglais que le néerlandais, malgré des stratégies didactiques identiques. L’anglais est perçu comme une langue « cool », sans enjeu politique, contrairement au néerlandais, qui reste lié aux tensions politiques. Pourtant, apprendre la deuxième langue nationale est essentiel pour la cohésion du pays. Pour susciter l’intérêt des étudiants, il faut éveiller leur curiosité culturelle. Actuellement, beaucoup de personnes veulent apprendre le coréen grâce à la musique K-pop, car ils veulent comprendre les paroles. Cela prouve qu’une culture peut motiver à apprendre une langue. Pour enseigner les langues, il ne faut pas se limiter aux règles de grammaire. Il faut proposer aux étudiants des chansons, leur montrer des extraits de films, leur faire lire des textes captivants… ils doivent ressentir de la satisfaction en se rendant compte qu’ils sont capables de comprendre des choses concrètes et qu’ils progressent malgré les difficultés. 

Vous avez étudié le concept de flow dans l’apprentissage des langues. De quoi s’agit-il ?

Le flow, c’est un état de concentration intense où l’apprenant est totalement absorbé dans ce qu’il est en train de faire. Il perd alors la notion du temps, car il prend plaisir à apprendre. Pour atteindre cet état, plusieurs conditions doivent être réunies, comme un bon équilibre entre le niveau de difficulté et les compétences de l’étudiant ; car une tâche trop facile ennuie, mais une tâche trop difficile décourage. Il est aussi essentiel d’avoir des objectifs clairs, recevoir du feedback ou encore ressentir un sentiment de contrôle. Créer ces conditions en classe est un défi, mais lorsque c’est réussi, le flow favorise à la fois la motivation et les performances des apprenants.

Comment voyez-vous l’évolution de l’enseignement des langues dans les prochaines années, notamment avec l’arrivée de l’intelligence artificielle (IA) ?

Il serait dangereux de croire que l’IA va simplifier l’apprentissage des langues. Ces outils peuvent être utiles pour améliorer la qualité d’un texte, mais il faut rester prudent. L’IA fonctionne relativement bien pour des textes factuels, comme des contrats, mais dès qu’il s’agit de textes académiques nécessitant une argumentation, elle montre rapidement ses limites. Un texte généré par IA se repère d’ailleurs assez rapidement, car la voix de l’auteur est absente. Or, sans cette voix, il n’y a pas d’argumentation personnelle. Je préfère lire un texte dans un anglais imparfait mais authentique, plutôt qu’un texte parfait mais produit par une machine. L’IA peut être un bon outil, à condition de savoir s’en servir intelligemment. C’est un peu comme un dictionnaire ou un manuel d’élocution. Cela peut être un bon soutien à l’apprentissage, mais il ne faut pas en abuser.

Le multilinguisme est-il réellement un atout ?

Être multilingue ou multiculturel, c’est avoir accès à des mondes insoupçonnés. Le monolingue est enfermé dans une seule pièce, mais il ne se rend pas compte du monde extérieur qui l’entoure. Apprendre une autre langue, c’est mieux comprendre la sienne et sa propre culture, car chaque langue a ses propres codes. Par exemple, en arabe, une conversation commencera forcément par de longues salutations, tandis qu’en anglais, on ira plus rapidement au but. Ces différences existent aussi à l’écrit, où chaque culture suit ses propres conventions. Peu importe les langues parlées – qu’il s’agisse du berbère, de l’arabe, de l’espagnol ou du polonais –, le multilinguisme est une richesse. Il faut encourager les parents à transmettre leur langue maternelle à leurs enfants. Maîtriser plusieurs langues améliore même les performances scolaires. Les recherches montrent que les enfants lettrés dans leur langue d’origine réussissent souvent mieux. Contrairement aux idées reçues, jongler entre plusieurs langues n’est ni un danger ni un obstacle, mais un véritable atout.

Cet article est tiré de la rubrique "Invité" du magazine Omalius #36 (Mars 2025).

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