Il en est des découvertes scientifiques comme des belles histoires : elles commencent souvent par une rencontre. Il y a près de 20 ans, le professeur Stéphane Vincent, du Laboratoire de Chimie Bio-Organique de l'UNamur, alors jeune chimiste spécialiste des sucres, est en quête de nouveauté. À la faveur d'un post-doctorat à Strasbourg, en France, dans le laboratoire de Jean-Marie Lehn, prix Nobel de chimie en 1987 et spécialiste de la chimie supramoléculaire, il se lie d'amitié avec un autre post-doctorant : le Roumain Mihail Barboiu, aujourd'hui chercheur au CNRS à Montpellier.

 « Les recherches menées entre Montpellier et Strasbourg ont donné naissance à ce qu'on appelle les Dynamic Constitutional Framework », révèle Stéphane Vincent. « Ce sont des molécules qui s'assemblent et se désassemblent en permanence, ce qui leur donne des propriétés intéressantes. Faiblement toxiques pour les cellules animales et humaines, les DCF peuvent interagir avec les composants essentiels des cellules, comme les protéines ou l'ADN. »

VINCENT Stéphane
Stéphane Vincent

Peu avant la pandémie de Covid-19, lors d'un congrès scientifique, Mihail Barboiu montre à Stéphane Vincent le résultat de ses expériences.  « Il utilisait les DCF comme une sorte de transporteur, pour apporter des gènes (fragments d’ADN ou d’ARN) dans une cellule », se souvient le chimiste. « J'ai alors compris que les DCF étaient des molécules chargées positivement et qu'elles s'adaptaient facilement à l'ADN qui, lui, est chargé négativement. Cela m'a donné l'idée de les utiliser contre des bactéries, à la manière de certains antibiotiques, eux aussi chargés positivement. »

Un tournant antibactérien 

Les deux chercheurs établissent alors un premier projet de recherche, avec une thèse financée en cotutelle par l'UNamur, qui aboutit en 2021 à la publication des premiers résultats montrant l'activité antibactérienne des DCF.  « À l'époque, je travaillais déjà sur des approches antibactériennes, notamment contre Pseudomonas aeruginosa, un pathogène important qui forme des biofilms », précise Stéphane Vincent.

Pour lutter contre les antiseptiques et les antibiotiques, les bactéries procèdent de plusieurs manières. En plus de développer des mécanismes pour bloquer le fonctionnement des antibiotiques, elles sont capables de s'agréger ou de s'arrimer à une surface, par exemple celle d'un implant médical et de s'y recouvrir d'un enchevêtrement complexe de toutes sortes de molécules. Ce dernier, que l'on nomme biofilm, protège les bactéries des agressions extérieures. Ces biofilms sont un problème de santé publique majeur, car ils permettent aux bactéries de survivre même aux antibiotiques les plus puissants et sont notamment à l'origine de maladies nosocomiales, des infections contractées au cours d’un séjour dans un établissement de soins. 

 « Nous avons montré que certains DCF étaient à la fois capables d'inhiber la production de biofilms, mais aussi de les affaiblir, exposant ainsi les bactéries à leur environnement », résume Stéphane Vincent.

Le projet TADAM, une alliance européenne !

Fort de ces résultats et grâce au C2W, un programme européen « très compétitif » qui finance des post-doctorats, Stéphane Vincent invite Dmytro Strilets, un chimiste ukrainien qui vient de terminer sa thèse sous la direction de Mihail Barboiu, à travailler dans son laboratoire sur les DCF. Ce projet, dénommé TADAM et mené en collaboration avec les chercheurs Tom Coenye de l'UGent et Charles Van der Henst de la VUB, se penche alors sur le potentiel antibactérien et antibiofilm des DCF contre Acinetobacter baumannii, une bactérie qui fait partie, tout comme Pseudomonas aeruginosa, de la liste des pathogènes les plus préoccupants définie par l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS). 

Le projet TADAM repose sur un assemblage ingénieux : les DCF sont associés à des molécules particulières, les pillararènes. Ces derniers forment une sorte de cage autour d'une molécule antibiotique éprouvée, la lévofloxacine et améliore ainsi sa biodisponibilité et sa stabilité. Les DCF ont alors comme rôle d'inhiber et de désagréger le biofilm, pour permettre aux pillararènes de délivrer leur antibiotique directement aux bactéries ainsi exposées.

Les résultats obtenus par l'équipe de Stéphane Vincent sont spectaculaires : l'assemblage DCF-pillararène-antibiotique a une efficacité jusqu'à quatre fois supérieure à celle de l'antibiotique utilisé seul ! Constatant qu'il n'existe encore que peu de travaux menés sur l'effet antibiotique de ces nouvelles molécules, les chercheurs décident alors de protéger leur invention par un dépôt de brevet conjoint, avant d'aller plus loin.

Car tout reste encore à faire. D'abord, parce que malgré des résultats plus que probants, le fonctionnement de l'assemblage reste encore obscur.  « Toute l'étude du mécanisme d'action doit encore se faire », indique Stéphane Vincent. « Comment s'agence l'antibiotique dans la cage de pillararène ? Pourquoi les DCF ont-ils une activité antibiofilm ? Comment s'agencent les DCF et les pillararènes ? Toutes ces questions sont importantes, non seulement pour comprendre nos résultats, mais aussi pour éventuellement développer de nouvelles générations de molécules. »

Et sur ce point, Stéphane Vincent veut se montrer particulièrement prudent.  « On rêve tous, évidemment, d’une molécule universelle qui va fonctionner sur tous les pathogènes, mais il faut faire preuve d'humilité », tempère-t-il. « Je travaille avec des biologistes depuis de nombreuses années et je sais que la réalité biologique est infiniment plus complexe que nos conditions de laboratoire. Mais c'est bien parce que nos résultats sont très encourageants que nous devons persévérer dans cette voie. »

Le chimiste a d'ailleurs déjà plusieurs pistes : « Nous allons tester les molécules sur des bactéries "circulantes" en suspension dans un liquide, qui se comportent de manière très différente. Et puis nous allons également travailler sur des isolats cliniques de bactéries pathogènes, afin de nous approcher un peu plus des conditions réelles dans lesquelles ces biofilms se forment. » 

Dmytro Strilets vient de recevoir un mandat de Chargé de recherche du FNRS afin de développer des DCF de deuxième génération et étudier leur mode d’action. Le projet TADAM a reçu un financement de l'Université de Namur et du programme de recherche et d'innovation Horizon 2020 de l'Union européenne dans le cadre de la convention de subvention Marie Skłodowska-Curie n°101034383. 

Cet article est tiré de la rubrique "Eurêka" du magazine Omalius #38 (Septembre 2025).

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