Cet article est tiré de la rubrique "Enjeux" du magazine Omalius de mars 2025.

Depuis1946, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) définit la santé comme « un état de complet bien-être physique, mental et social (qui) ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d'infirmité. » Pourtant, des campagnes de prévention au lucratif marché du bien-être, la santé est souvent perçue comme un bien individuel, que chacun aurait la responsabilité de préserver. Or, qu’il s’agisse de la contagion d’un virus ou du poids du niveau socio-économique sur l’espérance de vie, tout démontre au contraire que la santé n’est pas une stricte affaire d’individus et de bonne volonté. « La pandémie a révélé que nous sommes, par nature, des êtres de relation », explique Laura Rizzerio, philosophe et directrice du Centre Universitaire Notre-Dame de la Paix (cUNdp) et membre des instituts ESPHIN (Espace philosophique de Namur) et PaTHs (Patrimoines, transmissions, héritages). « Elle nous a rappelé que cette interdépendance nous affecte profondément dans notre être même. » 

La santé comme bien commun

Cette année, le Centre universitaire Notre-Dame de la Paix de l’UNamur, qui rassemble des philosophes, des scientifiques, des philologues et des théologiens, a choisi d’organiser son cycle de conférences autour de la notion de « santé en transition pour le bien commun ». C’est à Elinor Ostrom – première femme à recevoir le Prix Nobel d’Économie en 2009 – que l’on doit en grande partie la mise en lumière de cette notion de « communs », soit un système de gestion des ressources organisé par la collectivité et garantissant la durabilité de ces ressources. « Mais la notion de bien commun existait déjà, quoique de manière non explicite, chez les philosophes de l’Antiquité », souligne Laura Rizzerio. « Aristote concevait l’Homme comme un animal politique, c’est-à-dire comme un individu relationnel. Il pensait la cité, à savoir ce qui est commun à tous, comme l’horizon ultime de l’accomplissement de l’humain. » Et quoi de plus commun que la santé, celle de l’individu étant étroitement liée à la santé sociale, elle-même liée à la santé de la terre ? Ainsi de l’industrie agroalimentaire qui sape les ressources naturelles et malmène le vivant tout en présidant aux maladies chroniques telles que l’obésité ou le diabète qui touchent en particulier les populations les plus vulnérables... « Comment imaginer la santé autrement que comme une série d’actes permettant de soigner des gens qui tombent malades parce que notre société est malade ? » interroge Laura Rizzerio. « Comment concevoir l’hôpital autrement que comme une entreprise ? »

« One Health » : un défi pédagogique

La nouvelle unité d’enseignement « One Health » (Une seule santé) de l'UNamur, inaugurée en février 2025 et proposée à tous les bacheliers de l’Université, embrasse cette réflexion : en proposant une approche globale et interdisciplinaire de la santé, elle explore ses liens avec l’environnement et avec les objectifs de l’ONU pour le développement durable à l’horizon 2030.[1]

Visuel représentant le concept "one health"
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Grégoire Wieërs

Il faut créer des liens dans les matières ; c’est aussi une démarche de création sémantique. 

Grégoire Wieërs directeur du Département de médecine de l’UNamur

« Cela crée une dynamique pédagogique très particulière et très fertile », souligne Grégoire Wieërs, directeur du Département de médecine de l’UNamur et membre de l’institut NARILIS (NAmur Research Institute for LIfe Sciences). « Parce qu’aujourd’hui, la notion de « one health », personne ne sait vraiment comment ça s’enseigne ! Il faut créer des liens dans les matières ; c’est aussi une démarche de création sémantique. Cela débouche sur de nombreuses réflexions scientifiques à propos de notre physiologie commune : comment notre environnement peut-il influencer notre bien-être ? Comment favoriser ce bien-être tout en permettant à la vie sauvage et végétale de se développer ? Comment trouver un modèle de prévention de la santé humaine qui passe aussi par la protection de l’environnement ? » Prenons la mauvaise qualité de l’air : favorisée par le tabagisme comme par la présence de particules fines dans nos villes, elle augmente le risque de nombreuses maladies respiratoires ou cardiovasculaires. Or privilégier le vélo, la marche et les transports communs pour les déplacements urbains fait partie des objectifs de l’ONU pour le développement durable : des habitudes qui permettent elles-mêmes de lutter contre la sédentarité, délétère pour la santé de l’humain... Des interconnexions que l’on retrouve à peu près dans toutes les matières ! « Quand je donne un cours sur la physiologie des glandes endocrines et les mécanismes d’action des hormones, je fais le lien avec les PFAS », illustre Grégoire Wieërs. « J’en profite pour réexpliquer aux étudiants les mécanismes dose-effet, donc je fais de la chimie... Ensuite, j’établis des liens avec l’usage de certains insecticides dans l’agriculture. Or, un des autres objectifs de l’ONU pour le développement durable est de diminuer leur utilisation. Enfin, je parle de la santé féminine, puisque les femmes sont plus exposées aux problèmes de santé liés aux perturbateurs endocriniens. Cela nous amène donc aussi à parler des questions d’égalité de genre... » 

[1]https://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/objectifs-de-developpement-durable/

Des venins contre le cancer

La dépendance de l’humain au reste du vivant s’illustre aussi dans la recherche biomédicale la plus pointue, notamment dans le recours aux venins d’animaux comme alternatives thérapeutiques dans certains cancers. « Pour ces maladies, comme l’adénocarcinome de l’œsophage dont l’incidence a augmenté très fortement, surtout dans les pays à revenu intermédiaire ou élevé, on sait, on sait que les thérapies actuelles ne fonctionnent pas », explique Jean-Pierre Gillet, directeur du Département de sciences biomédicales à l’UNamur et membre de l’Institut NARILS (Namur Research Institute for Life Sciences). « Il faut donc penser "out of the box", hors des sentiers battus. » Il y a cinq ans, Jean-Pierre Gillet a ainsi constitué un consortium afin d’identifier des peptides issus de venins d’animaux et capables de cibler spécifiquement les cellules tumorales de ce cancer. « On a déjà identifié 10 peptides prometteurs », raconte-t-il. Et le potentiel de la venomique (étude des venins) est immense : qu’il s’agisse de serpents, d’araignées, de fourmis, de guêpes, de frelons, de batraciens, de lézards, il existe une librairie de quelque 40 millions de molécules... dont seules 5 000 ont été caractérisées au niveau pharmacologique. « « Comme ces molécules ont été sélectionnées durant des millions d’années d’évolution, elles sont aussi plus spécifiques, plus sélectives que celles issues de la chimie de synthèse », souligne le chercheur. C’est pourquoi certains venins sont aussi utilisés aujourd’hui en imagerie, pour permettre au chirurgien de localiser avec une très haute précision certaines tumeurs.

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Le but est de trouver des alternatives thérapeutiques qui peuvent répondre à moyen terme à des besoins cliniques criants

Jean-Pierre Gillet directeur du Département de sciences biomédicales à l’UNamur

D’autres alternatives « thérapeutiques », sont par ailleurs étudiées au sein de ce groupe de recherche, en particulier les récepteurs olfactifs. « On sait aujourd’hui que les récepteurs olfactifs ne sont pas uniquement exprimés dans les tissus olfactifs, mais partout dans le corps et qu’ils jouent un rôle dans le développement de certains cancers comme le cancer du foie », poursuit Jean-Pierre Gillet. Ces récepteurs couplés aux protéines G présentent un intérêt thérapeutique majeur puisqu’aujourd’hui plus de 30 % des médicaments anticancéreux approuvés par l'EMA (agence européenne du médicament) ciblent ces récepteurs. Autant de recherches prometteuses qui seront discutées lors d’un meeting organisé en mai 2025 par l’Institut NARILIS (NAmur Research Institute for LIfe Sciences), dont l’objectif est d’établir des passerelles entre recherche fondamentale et applications cliniques grâce à un partenariat entre l’UNamur et les Cliniques universitaires de Mont-Godinne (UCL). « Le but est de trouver des alternatives thérapeutiques qui peuvent répondre à moyen terme à des besoins cliniques criants », conclut Jean-Pierre Gillet. 

image stéthoscope, planète terre et feuilles

Droit et hôpital

Le 22 mai prochain, la Faculté de droit de l’UNamur organise, en collaboration avec la Faculté de médecine, un colloque sur la thématique « Droit et hôpital », deux mondes qui se connaissent assez mal et communiquent assez peu, alors qu’ils comptent de nombreuses intersections... « Nous nous sommes rendu compte qu’il y avait une réelle difficulté à faire entrer en relation les préoccupations de terrain et les préoccupations plus juridiques », explique Charlotte Lambert, juriste à la Faculté de droit de l’UNamur et initiatrice de ce colloque. « Avec des effets pervers comme le fait que certains praticiens vont avoir tendance à pratiquer beaucoup d’examens pour être sûrs de ne pas passer à côté d’une pathologie, sous peine d’être poursuivis judiciairement... Et du côté juridique, une certaine difficulté à se rendre compte de tout ce qu’implique une pratique hospitalière. » Pour Florence George, professeure à la Faculté de droit de l’UNamur, membre de l’Institut NaDI (Namur Digital Institute) et coorganisatrice du colloque, « l’idée, c’est de sortir de sa tour d’ivoire et d’aller voir les questions qui se posent concrètement sur le terrain ». Avec comme mot d’ordre : l’interdisciplinarité au carré ! « Nous voulions un sujet fédérateur, non seulement capable de faire dialoguer toutes les disciplines juridiques, mais pour lequel chaque thématique pourrait être travaillée par un binôme composé d’un juriste et d’un non-juriste », détaille Pauline Colson, chargée de cours à la Faculté de droit de l’UNamur, également coorganisatrice de l’événement. 

Tous patients

Parmi les enjeux qui seront abordés : l’intelligence artificielle, la cybercriminalité, le bien-être au travail, la liberté de conscience du médecin, les enjeux autour du triage des patients ou encore les questions soulevées par le RGPD (Règlement Général de Protection des Données). « La question est de savoir si le RGPD, tel qu’on devrait l’appliquer, n'aura pas aussi pour conséquence de réduire les droits du patient ou de ses enfants », illustre Florence George. « Prenons le cas d’une personne atteinte d’une maladie grave et transmissible : selon le RGPD, on ne peut conserver ses données qu’un temps maximum. Mais est-ce que ses enfants n’ont pas aussi un droit légitime de pouvoir obtenir ces informations qui pourraient avoir une répercussion sur leur propre santé ou la santé de leurs enfants ? » Un exemple qui montre que les enjeux juridiques liés à la santé ne concernent pas les seuls juristes et médecins, mais chaque citoyen... qui sera patient un jour. « Comment garantir le droit à la santé d’un point de vue géographique ? Financier ? Qu’est-ce que ce droit suppose dans le chef de l’État belge ? » interrogent les coordinatrices du projet. « Il existe de nombreux enjeux sociétaux autour du droit à la santé... »

Une plateforme de simulation pour la première ligne

« Nous formons aujourd’hui au sein de notre Faculté de nombreux futurs acteurs de la première ligne, qui seront amenés à travailler ensemble : pharmaciens, psychologues, médecins généralistes, experts en sciences biomédicales... », explique Jean-Michel Dogné, doyen de la Faculté de médecine de l’UNamur et membre de l’Institut NARILIS (NAmur Research Institute for LIfe Sciences). « Nous participons aussi au master en sciences infirmières. Mais le problème, c’est que chacun est formé de son côté sans avoir toujours conscience des réalités de l’autre. » Sur le terrain, des obstacles peuvent rapidement émerger : un généraliste prescrit à son patient des médicaments parfois indisponibles à la pharmacie ; lors d’un passage à l’hôpital, un patient se voit prescrire des médicaments différents de son traitement habituel ; assumant des responsabilités autrefois dévolues aux seuls médecins comme la vaccination, un pharmacien doit faire face à de nouvelles situations...

Pour renforcer la collaboration au sein de la première ligne comme le demandent aujourd’hui les autorités de santé, il est donc essentiel d’anticiper. C’est pourquoi la Faculté de médecine de l’UNamur va prochainement mettre en place une plateforme de simulation comprenant un cabinet de médecine générale, pharmacie virtuelle, une chambre d’hôpital, un environnement de vie de patient à domicile, soit un environnement permettant de recréer des situations réalistes de la première ligne. Des patients seront invités à interagir selon différents scénariosqui seront ensuite analysés par les étudiants qui seront acteurs eux-mêmes de ces simulations. « Tout sera filmé, enregistré et analysé », commente Jean-Michel Dogné. « Le but est de développer la meilleure interaction possible et ensuite de retranscrire les scénarios pour constituer une bibliothèque de situations. » Un outil qui devrait permettre aux étudiants non seulement d’arriver plus confiants et plus armés sur le terrain, mais aussi plus informés de ce qui se passe derrière les murs de leur cabinet ou de leur officine...

 

Cet article est tiré de la rubrique "Enjeux" du magazine Omalius #36 (Mars 2025).

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