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Carte blanche | Cesser d’exister pour rester en vie ?

Isabelle Dagneaux

 

Isabelle Dagneaux est médecin généraliste et docteure en philosophie. Elle est chercheuse au Centre de Bioéthique de l’Université de Namur (CBUN).

Sa thèse en philosophie a porté sur les sourds et la culture sourde. Ses recherches s'intéressent à l’éthique des soins de santé et plus particulièrement  le handicap, les normes en santé, les maladies chroniques.

Son approche éthique se veut résolument ancrée dans l’anthropologie philosophique.

La pandémie l’a vue rejoindre le groupe "paroles de soin", des philosophes et des soignants désireux de réfléchir aux modifications intervenant dans le soin à l’occasion de la pandémie de CoViD-19.
Elle a également participé à la réflexion livrée dans la vidéo « Le déconfinement en question ».

J’ai été frappée par la question d’un philosophe : « Cesser d’exister pour rester en vie ? ».

Pour lui, « en voulant sauver la vie, nous l’avons dans le même temps coupée de tous les liens qui la nourrissent, vidée de toutes les significations qui la font grandir » (1). Cela résonnait avec les réactions de médecins devant les nombreuses morts survenues en maisons de repos et les interdictions de visites, d’accompagnement, de dernier adieu : « Tout ça pour ça ? ».

No courageLes propos du Dr Mélanie Deschamps dans la vidéo sont de cet ordre : « Quand j’essaie de mettre dans la balance le nombre de vies qu’on a peut-être sauvées avec le nombre de vies qu’on probablement gâchées, ça me fait un petit peu peur ! »

De nombreux soignants se sont posé, d’une façon ou d’une autre, la question de la proportionnalité dans les soins, c’est-à-dire d’un (juste) rapport entre les bénéfices escomptés et les conséquences des moyens mis en place pour les obtenir.

C’est une question éthique importante, et particulièrement difficile en situation de grande incertitude, de nouveauté importante comme celle d’un nouvel agent pathogène. La délibération éthique intervient quand il n’y a pas d’évidence quant à la bonne action à poser, quand il y a incertitude et dans ce cas, elle est particulièrement complexe.

Sur un plan anthropologique, les mesures prises pour endiguer la pandémie nous invitent à réfléchir aux dimensions de notre existence. L’existence humaine est plus qu’une vie biologique, elle comprend toute une série de dimensions : affectivité, cognition, relations, rapport à l’environnement, dimensions culturelle et spirituelle, préférences et valeurs, qui sont autant de façons de se situer dans le monde. Ces dimensions sont à la fois communes et singulières, dans le sens où nous y avons toutes et tous accès mais les développons de façon différente.

hand in handEn cas d’urgence (dite « vitale »), il faut sauver la vie, qui est le socle fondamental de notre existence, sans lequel rien d’autre n’existe. Nous sommes alors en quelque sorte réduits à la dimension biologique de notre existence. Cette réduction biologique peut et doit intervenir dans certains cas d’urgence. 

La question est : combien de temps cela peut-il durer ? Combien de temps peut-on supporter en tant qu’être humain d’être réduit à une vie qu’il faut sauver et qui, pour cela, est enfermée ?

Privée d’autres dimensions importantes pour que la vie ait un sens : être en relation avec les autres, être touché, caressé, consolé, entouré. Notre rapport à la mort a été mis en question de façon rapide et brutale : le risque de mourir, la place laissée à la mort dans notre société, la façon d’accompagner les malades et les mourants, les rites autour de la sépulture… Nous sommes allés loin de la privation de dimensions importantes de notre existence, et les personnes âgées en particulier n’en sont pas encore sorties.

Je ne veux pas discuter ici de la pertinence de telles mesures, cela restera toujours difficile de se prononcer, et il faudra nous garder de juger de façon anachronique. Je veux attirer l’attention sur ces dimensions importantes de l’existence, sur la place que nous leur accordons ou pas « habituellement » – tant de personnes âgées étaient déjà en situation de manque de contacts sociaux et de toucher avant la pandémie ! 

La façon dont nous retrouverons ces dimensions constitutives de nos existences et la place que nous leur donnerons, individuellement et collectivement, est importante, entre autres devant la progression, favorisée par la pandémie, du travail à distance ou de la télémédecine, pour ne prendre que ces exemples.

Réfléchir à ces dimensions de nos existences est essentiel et cette crise nous en (re)donne l’occasion. Il en ira de la santé mentale de tous, soignants, confinés, personnes âgées.

Isabelle Dagneaux, le 15/06/2020



(1) Cesser d’exister pour rester en vie ? Abdennour Bidar, Libération, le 4 mai 2020.

 

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