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Projet actuel de Grazia Berger

La dépersonnalisation et le "théâtre dans le théâtre": l'apport de deux pièces de théâtre de Georg Büchner et de Gertrud Kolmar


Dans La Mort de Danton de Büchner, on se voit confronté à des discours politiques souvent repris mot à mot aux chroniques historiques, discours que Büchner a mis dans la bouche de ses personnages. La question de l’effet recherché par l’auteur se pose d’emblée. A l’aide du concept du « theâtre dans le théâtre », pertinemment développé par Manfred Pfister, j’ai pu mettre en évidence l’existence de deux publics chez Büchner : d’une part, le public qui se trouve sur la scène et, d’autre part, le public de la salle, celui des spectateurs. Par le « théâtre dans le théâtre », Büchner cherche à rendre le spectateur de la pièce plus critique vis-à-vis de ce qui ce passe sur la scène, puisqu’il est amené à observer son double sur la scène, c'est-à-dire le public sur la scène ; celui-ci qui est livré au travail de persuasion mis en œuvre par des hommes comme Robespierre, Saint-Just ou Danton, lesquels cherchent à convaincre ce public de leurs idées politiques. Par le dédoublement de la situation théâtrale, Büchner introduit une distance entre le jeu qui est mis en scène et le spectateur en salle. Celui-ci non seulement regarde se dérouler l’action sur scène, mais il prend également conscience de ce qu’il regarde une action théâtrale. Le spectateur de la pièce peut reconnaître l’intention manipulatrice des discours des Robespierre, Saint-Just ou Danton grâce au dédoublement de la situation théâtrale. Celle-ci dénonce et démasque précisément ces discours comme étant « mis en scène », comme étant « théâtre ».

La modernité de la pièce ne réside pas seulement dans l’effet fondamentalement démasquant du « théâtre dans le théâtre », il réside également dans deux modes de dépersonnalisation. D’abord, l’auteur fait parler les protagonistes de sa pièce comme s’il s’agissait des protagonistes historiques, tout en leur enlevant une part de leur individualité. Car, bien que Büchner suive les chroniques de façon fidèle, les paroles qu’un protagoniste de la pièce prononce ne se retrouvent pas toujours dans la bouche de celui qui, selon les sources, les aurait effectivement prononcées. Les discours transmis par les chroniques deviennent ainsi interchangeables et donc, du même coup, indépendants de la personne qui les a prononcés à un moment donné de l’histoire. C’est ici (et non dans la question de l’acteur humain ou non-humain) qu’intervient le premier mode de dépersonnalisation utilisé par Büchner. En créant des personnages porteurs de discours interchangeables, Büchner anticipe un des principes dépersonnalisant du théâtre moderne, à savoir la distribution aléatoire de la parole parmi différents personnages. Le deuxième mode de dépersonnalisation mis en œuvre par Büchner, c’est la dépersonnalisation liée à la métaphore de la marionnette: l’homme comme être manipulé et hétéronome. Les personnages büchneriens ne sont plus maîtres de leur destin, puisque ils sont emportés par le mouvement fatal et répétitif de l’histoire.

En ce qui concerne Gertrud Kolmar (1894-1943), il est impossible d’enfermer son œuvre dans le style prédominant d’une époque. Certes, Kolmar vécut à un moment où l’Expressionnisme constituait encore un style répandu, mais son œuvre poétique puise aussi bien dans le Jugendstil et le Symbolisme que dans les poètes du modernisme français, comme Baudelaire, Rimbaud et Mallarmé. Dans ses pièces de théâtre, Kolmar explore différentes options, entre autres celle de la dépersonnalisation sur le mode métaphorique de la marionnette. C’est notamment le cas dans son Cécile Renault qui, alors qu’il fut rédigé entre 1934 et 1935, a été publié pour la première fois en 2005. La dépersonnalisation est particulièrement évidente dans ce texte, dans la mesure où Kolmar a choisi comme protagoniste une jeune fille entre 17 et 20 ans. Celle-ci se convertit en une marionnette facile à manipuler pour les autres protagonistes de la pièce, en raison de son caractère faible et encore peu affirmé. Le personnage de Cécile Renault est surdéterminé par les différentes volontés qui l’entourent, d’où son côté „marionnette“, qui se manifeste à de nombreuses reprises dans une incapacité ou une réticence à s’exprimer. Par l’exemple de Cécile Renault, victime de la langue, la pièce dénonce le rôle manipulateur et d’arme de celle-ci. Ensuite, il y a la manière mécanique dont Cécile reproduit les volontés d’autrui devant Robespierre, tout en se contredisant elle-même, perdant ainsi toute crédibilité auprès de ce dernier. D’autre part, la dépersonnalisation, si caractéristique des phénomènes de sectes, et le messianisme peuvent être analysés dans cette pièce comme des éléments expressionnistes. L’idée d’un « Verkündigungsdrama » (pièce de proclamation) expressionniste a déjà été avancée par Monica Shafi mais n’a pas rencontré l’approbation de tous les chercheurs.

Un autre élément intéressant dans la pièce, qui est lié au précédent, réside dans la relation entre un protagoniste faible et la présence de différents groupes de pression idéologique. Est-ce qu’on peut considérer cette relation comme typique des pièces de théâtre expressionnistes du type « Verkündigungsdrama » du théâtre germanophone ? Il me semble qu’il faudrait comparer Cécile Renault aux pièces expressionnistes de ce type – mais évidemment aussi aux autres pièces de Kolmar, afin de mettre en évidence similitudes et différences.

Ces dernières questions constituent la base des recherches que je vais mener dans les prochains mois.