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Chronique 4 | Covid-19 - Du sens dans le travail

Valérie Flohimont

Valérie Flohimont est juriste, spécialisée en droit social. Elle dispense notamment ce cours à l’Université de Namur et à l’Ecole Royale Militaire. Elle collabore régulièrement à des recherches interdisciplinaires portant entre autres sur le bien-être au travail et les risques psychosociaux. Elle est également psychothérapeute spécialisée en thérapie brève stratégique.

Suite au confinement décidé par le Gouvernement fédéral le 13 mars dernier, elle nous propose une série de chroniques en lien avec le confinement ainsi que la mise au télétravail et pour une période encore à durée indéterminée de milliers de travailleurs et travailleuses.


Pouvez-vous redéfinir pour nous les éléments qui donnent sens à notre vie professionnelle ?

Le philosophe Noguera a élaboré une belle approche du travail qu’il aborde, non pas dans une logique purement instrumentale et de production, mais comme « une voie parmi d’autres pour créer de la solidarité sociale et pour atteindre l’autoréalisation des individus » (1). Cette approche permet de mettre du sens dans le travail : il y a une solidarité et cela permet à un individu de se développer en tant que personne. La question du sens dans le travail est en crise depuis plusieurs années. Nombreux sont ceux qui quittent leur emploi car ils ne comprennent plus la logique, le sens de ce qu’ils font. A force d’être dans une idéologie gestionnaire, pour reprendre la formule de de Gaulejac (2), on a perdu ces aspects de solidarité et d’autoréalisation. A ce propos, l’Union européenne mène tous les 5 ans une enquête sur les conditions de travail auprès de travailleurs rémunérés. La dernière date de 2015. A la question « Avez-vous le sentiment de faire un travail utile », 89% des travailleurs belges interrogés répondent « toujours ou la plupart du temps ». La moyenne européenne est à 85%. Ces pourcentages sont quand même impressionnants et montrent bien que la plupart des personnes ont besoin de se sentir utiles, de trouver du sens du sens dans leur travail. A l’affirmation « Je suis reconnu(e) comme il se doit pour mon travail », 72% sont d’accord avec celle-ci…

Love your jobAu-delà de la question du sens, se pose aussi celle du « travail ». Qu’est-ce que c’est le travail ? Contrairement à ce que prône une approche purement économique du terme, le travail, ce n’est pas que « l’ensemble des activités socialement utiles et rémunérées exercées sur le marché de l’emploi » (3). Le travail n’est pas que le travail rémunéré, le travail n’est pas inéluctablement lié au marché de l’emploi. Il y a de nombreuses activités socialement utiles, non rémunérées, exercées en dehors du marché de l’emploi, qui constituent un véritable travail (prise en charge de proches, engagement social, etc.). Dans cette optique, le concept de travail peut être défini comme l’ensemble des activités par lesquelles un individu fait/donne quelque chose dans un aspect d’utilité sociale pour la collectivité – et pour lui-même (il se sent utile) – qui a du sens pour lui, que ces activités soient rémunérées ou non. Cette notion de travail ressort d’ailleurs très bien de cette crise du Covid-19 : il y a eu et il y a encore tout le travail rémunéré mais aussi le travail de tous ces milliers de bénévoles pour aider le personnel soignant dans les hôpitaux, faire des masques, apporter de la nourriture aux SDF, etc. Et ce bénévolat participe à la notion de sens du travail. C’est une activité de travail au sens global du terme.

Est-ce que la société va reconsidérer la notion de travail au-delà de la crise? Je crains que non. Indépendamment des réflexions intellectuelles autour du ‘travail et non travail’ (il y a d’ailleurs des recherches très intéressantes à ce sujet, notamment un rapport (4) publié dans les années 2000) qui invitent à assouplir le concept. Mais en pratique, la prédominance de l’économie sur le fonctionnement de notre société va continuer à faire en sorte que les personnes sont et seront encore évaluées en fonction du fait qu’elles fournissent un travail rentable ou non.

Depuis deux mois, les travailleurs de certains secteurs tels que ceux des soins de santé et de la grande distribution ont été fortement valorisés dans les médias et par la population en raison de leur position de « première ligne » face à l’épidémie. De nombreux (télé)travailleurs dont on ne parle pas continuent pourtant de faire tourner la vie et l’économie du pays, dans des conditions pas toujours évidentes. Cela va-t-il à terme générer des tensions entre ces deux populations de travailleurs, entre ceux qui sont allés au front et ceux qui sont restés chez eux ?

Les mécanismes de reconnaissance d’un travail accompli s’établissent de deux manières.

En premier, il y a la reconnaissance extérieure (on parle de reconnaissance extrinsèque) qui peut prendre des formes différentes. Par exemple, les applaudissements tous les soirs à 20h00 pour le personnel soignant, un merci et un sourire pour les caissiers dans les grandes surfaces ou encore l’attribution de primes.

En second lieu, il y a une dimension éminemment intrinsèque, liée à la personne. La capacité ou non de définir si la tâche exécutée est utile ou pas est aussi propre à chaque individu. On en revient à ce que nous évoquions précédemment : est-ce que j’ai le sentiment d’accomplir un travail utile ? Ai-je l’impression d’apporter une valeur ajoutée (au processus de production, aux collègues, à la société, etc.) ? La réponse à cette question diffère, peut différer, d’un individu à l’autre. Pour une même tâche, vous et moi pouvons avoir une perception différente. Peut-être trouverez-vous que ce que vous faites est utile et moi non, ou l’inverse. Cette perception individuelle de la valeur ajoutée de l’activité, du sentiment d’utilité a pour conséquence que chaque personne va aussi mettre une dimension très personnelle dans sa perception de la reconnaissance. La reconnaissance au travail (au sens large du terme), c’est ce subtile équilibre entre la reconnaissance extrinsèque et la reconnaissance intrinsèque.

Ici, en ce qui concerne le clivage éventuel entre ‘les personnes qui sont allées au front’ et les autres, on peut légitimement se poser la question de l’équilibre. Pour toute une série de personnes, les mécanismes de reconnaissance ont été principalement extrinsèques. On a évidemment salué très rapidement, dans les médias et sur les réseaux sociaux, les personnes qui, courageusement, étaient au front. Mais, derrière, en coulisses, il y avait de nombreuses personnes qui, elles aussi, continuaient de travailler et sans qui beaucoup de choses auraient été impossibles.

D’une part, vous avez celles et ceux qui sont également en première ligne : les livreurs de marchandises pour les sociétés et les livraisons à domicile, les policiers, les conducteurs de transport en commun, les éboueurs, etc. Ces travailleurs, personne n’en parlait, surtout dans les premières semaines. Or, ce sont souvent des professions qui en temps normal sont peu reconnues, voire décriées. Je pense par exemple aux policiers qui, encensés après les attentats de mars 2016 pour leur travail, ont été insultés et hués 6 mois plus tard dans la rue.

D’autre part, il y a les personnes qui sont à domicile soit en mode télétravail, soit contraintes et forcées, en chômage temporaire ou carrément licenciées. Tous ces travailleurs ne peuvent compter que sur leur perception personnelle de l’utilité de ce qu’ils font. Ils sont nombreux à télétravailler, souvent plus que leurs heures, avec peu de contacts sociaux et sans forcément être remerciés. Certains télétravailleurs n’ont par exemple eu aucun contact oral avec leur employeur ou leur responsable depuis le début de la crise. C’était d’ailleurs le risque que nous avions évoqué dans notre première chronique relative au télétravail et la réalisation de ce risque est plus que confirmée. Certains responsables s’obstinent dans leur communication électronique unilatérale top-down en mode ‘to do’s’.  Non seulement il s’agit là du non respect des obligations légales en matière de prévention des risques psychosociaux de la part de ces responsables mais en plus, pour en revenir à notre question du jour, il s’avère beaucoup plus compliqué pour les travailleurs concernés de valoriser et de voir valorisé leur travail. Et comme nous l’avons déjà indiqué dans les autres chroniques, tout le monde n’est pas équipé de la même façon pour tirer une certaine satisfaction de son travail et pour faire face aux risques psychosociaux. Le risque est donc grand que, lors du retour au travail en présentiel ou au moment de la reprise plus intense des activités, ces travailleurs de l’ombre deviennent de la chair à canon, ceux sur qui l’on tire, faute d’avoir vu leurs efforts et leur implication, et qui ne pourront, tout comme pendant la crise, que compter sur eux-mêmes et leur confiance en eux pour faire face. Certains résisteront, d’autres ne passeront pas au travers, seront démotivés et mettront – ou pas – diverses stratégies de coping en œuvre. En termes humains, l’addition sera très élevée… Or, sans humains, sans hommes et sans femmes, une entreprise ne fonctionne pas !

Comment va se passer le retour des travailleurs sur le lieu de travail dans un futur proche ?

Il va falloir assurer une reprise, reprise qui va être d’autant plus compliquée qu’elle va se faire par phases, ce qui va accentuer le clivage. Nous avons ceux qui doivent continuer le télétravail, avec cette impression qu’ils sont les oubliés des contacts sociaux, privés d’un retour à une vie sociale.

Et ensuite, vous avez ceux qui vont y retourner avec toujours ce sentiment de devoir aller au front. La comparaison est parfois faite avec les temps de guerre : « Moi, j’y suis allé, je peux en parler, je sais ce que c’était alors que toi non ! ». Il faut se dire que ceux qui ne sont pas allés en première ligne, ce n’était peut-être pas leur choix… Etre contraint de rester chez soi, en chômage temporaire, c’est pourtant mener une guerre en soi. Psychologiquement, et pour beaucoup financièrement aussi, c’est très difficile, c’est une bataille de chaque instant. Etre contraint au télétravail, soumis à un management inadéquat, ce n’est pas un choix non plus.

Par ailleurs, au sein des secteurs qui sont restés très actifs depuis le début de la crise, le clivage existe aussi selon les fonctions exercées. Par exemple, dans les hôpitaux, il y a le personnel médical qui a travaillé dans le cadre du Covid-19 et les collègues dont l’activité s’est ralentie voire complètement arrêtée à cause du coronavirus. Pourtant, ces derniers vont maintenant subir un pic de travail très important ! Dans tous les secteurs et au sein de toutes les organisations concernées, il faudra en tout cas un bon management, c’est-à-dire un management situationnel, adapté à chaque organisation, chaque service et aussi à chaque collaborateur concerné.

A ce niveau-là, il n’y a pas d’outils « clé-sur-porte ». Par contre, il existe des techniques efficaces et éprouvées. La (re)création d’espace de dialogue au sein des organisations, par exemple, pour que chacun puisse s’exprimer sur son travail est une approche qui fonctionne bien pour autant que ça soit piloté avec bienveillance. Cela permettrait de faire dialoguer entre elles les fonctions de première ligne, plus techniques et plus exécutives, avec celles plus administratives qui ont connu une autre réalité. Echanger sur ce que chaque travailleur a pu vivre durant cette période permettrait de définir comment ensemble ils vont continuer à collaborer. Au final, le travail est une chaine où la valeur ajoutée de chacun est nécessaire.

La situation du coronavirus a fait circuler l’idée que les métiers les moins valorisés et les moins rentables étaient en fait les plus utiles en matière de services publics, par opposition à d’autres secteurs, tertiaires principalement comme la finance par exemple.  Quel impact cela va avoir sur ces fonctions ?

Si la crise pouvait avoir un impact sur la revalorisation des métiers qui ont été essentiels dans la gestion de celle-ci mais qui étaient oubliés ou maltraités avant, ce serait formidable. Mais la mémoire humaine est de courte durée : nous risquons d’entendre pendant plusieurs mois les meilleures intentions politiques en ce sens et finalement, pour des raisons économiques et budgétaires, entendre qu’il s’avère impossible de revaloriser tel ou tel métier. Les considérations économiques et financières ont quand même été au cœur des débats tout au long de cette crise…il n’y a a priori aucune raison que ce ne soit plus le cas demain…

11/05/2020



(1) Noguera J.-A., Le concept de travail et la théorie sociale critique, dans Travailler, 2011/2, n° 26, p. 127-160.

(2) De Gaulejac, V., La société malade de la gestion. Idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement social, Paris, Seuil, 2005 (1ère édition).

(3) Van der Vorst, P., Travail et non travail : vers la pleine participation et un état social créatif, synthèse du rapport ‘Travail et non travail’ (2000), Revue belge de Sécurité sociale, 2001/3, p. 504.

(4) Vers la pleine participation, Rapport de la commission ‘travail et non travail’ de la Fondation Roi Baudouin, Bruxelles, De Boeck-Université, 2000,140 p.