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Carte Blanche : Assurer une continuité pédagogique à distance : un leurre ?

Dans la circulaire 7515  du 17 mars 2020  il a été demandé aux écoles de garantir une continuité pédagogique pendant la période de confinement. Il est donc attendu des écoles qu’elles fournissent du matériel pédagogique pour que les enfants/adolescent·es révisent leurs acquis à domicile.

Distance learningIl ne s’agit pas d’une continuité d’apprentissage, à savoir qu’il ne devait pas être question de nouveaux apprentissages : « les travaux ne peuvent en aucune manière porter sur des apprentissages qui n’ont pas été abordés préalablement (…) ». L’accent a également été mis sur la quantité de matériel à fournir, celui-ci devant être proportionnel aux heures consacrées habituellement à chaque cours et influencé par la période de confinement : « les travaux doivent être proportionnés dans le contenu et dans le temps à y consacrer en tenant compte de l’absence d’accompagnement pédagogique des élèves, qui seront parfois seuls à la maison. Le travail doit donc pouvoir être réalisé en parfaite autonomie. ». Enfin, les écoles sont tenues de s’assurer que chaque élève dispose du matériel et du soutien nécessaire. Des règles simples qui, pour la plupart, constituent des critères auxquels il faut être attentif lorsqu’on vise un enseignement à distance (autonomie, charge de travail), bien qu’ici il ne s’agisse pas vraiment d’un enseignement, mais plutôt de « révisions à distance ». Pourtant, ces règles ne sont pas toujours respectées.

Pas de nouveaux apprentissages ?

Pour placer le contexte, citons quelques chiffres issus de l’enquête récemment publiée par la Fédération des associations de parents de l’enseignement officiel (Fapeo) (4358 réponses). Les résultats de cette enquête montrent clairement qu’une majorité d’écoles sont en contradiction avec la circulaire 7515.

Selon cette enquête, plus de 30% des élèves en maternelle reçoivent des travaux alors que l’enseignement y est non obligatoire et, qu’en temps normal, il n’y a pas de travail à domicile. Près de 12% des parents disent même devoir renvoyer les travaux effectués à l’école. Plus d’un quart des personnes répondantes parlent d’apprentissages non vus en classe et plus de 80% disent devoir aider leurs enfants. Ces enfants n’ont évidemment pas d’ordinateur personnel. Il s’agit donc de document à imprimer (selon près de 70% des parents), mais 15% des familles déclarent ne pas disposer d’une imprimante. Enfin, en termes de charge de travail, les parents affirment devoir faire travailler leurs enfants 1 à 2 heures par jour.

En primaire, 90% des élèves reçoivent du travail à domicile. Un tiers des parents déclarent qu’il s’agit d’une continuité d’apprentissage. Près de 84% des parents doivent aider leurs enfants. 28% des travaux sont à remettre aux écoles (et seront pour la plupart corrigés). À peine plus de 12% des enfants du primaire ont accès à un ordinateur pour effectuer leurs travaux. Plus de 70% des parents disent devoir faire beaucoup d’impressions. Concernant la charge de travail, 20% des parents expliquent devoir faire travailler leur enfant plus de 3 heures par jour.

helpTous les élèves du secondaire reçoivent du travail. Pour plus de 63%, il s’agit de nouveaux apprentissages. Dès lors, près de 78% des jeunes sollicitent l’aide de leurs parents pour les réaliser. Plus de 43% des élèves ont un ordinateur personnel et, pour une majorité, un endroit adapté pour travailler. De nouveau, l’impression de documents est nécessaire dans plus de 80% des cas. Les travaux réalisés doivent être renvoyés et sont le plus souvent corrigés. Au niveau de la charge de travail, on dépasse les 4 heures par jour pour plus de 60% des répondant·es, souvent en suivant un rythme proche du rythme scolaire.

En bref, il apparait que l’autonomie et la charge de travail n’ont pas été suffisamment prises en compte alors qu’elles constituaient des critères essentiels à la réussite du système. On ne peut pas blâmer les enseignant·es qui n’ont, pour la grande majorité, jamais été formé·es à « designer » du matériel pédagogique pour la « distance » (à long terme). Ce n’est pas quelque chose qui s’improvise en quelques jours. Pour avoir, dans le passé, développé des ressources pédagogiques en ligne pour un apprentissage en totale autonomie des élèves, je peux vous assurer qu’il s’agit d’une réflexion de longue haleine.

L’apprentissage numérique, une solution au problème… pour autant qu’on soit formé et équipé !

La solution de cette continuité pédagogique passe, selon les médias, par le numérique. Il est vrai qu’à l’époque actuelle, cela semble la solution la plus facile à mettre en œuvre. Pourtant, la Belgique francophone fait pâle figure à côté d’autres pays bien plus avancés qu’elle en la matière. Là où on parle de classes virtuelles et de plateformes nationales, les outils numériques les plus utilisés en cette période de confinement restent des outils de communication (pour envoyer les travaux ou les recevoir, notamment) et les outils de bureautique classiques. En maternelle et en primaire, les contacts se font principalement par courrier électronique. Au niveau du secondaire, les écoles disposant d’une plateforme numérique l’exploitent, les autres fonctionnent par courrier électronique ou via les réseaux sociaux. Il est parfois nécessaire de communiquer par téléphone ou sms, lorsque les familles ne disposent pas d’une connexion internet. Dans ces conditions, les écoles mettent en place des stratégies pour distribuer les dossiers en version « papier », imprimés à leurs frais. En d’autres termes, on est loin d’observer une réelle innovation pédagogique portée par le numérique pour les écoles, comme pour le corps enseignant. 

Pour enrichir et tenter de trouver une explication aux chiffres de l’enquête de la Fapeo, j’ai réalisé quelques entretiens avec des enseignant·es et des parents.J’ai ainsi appris que des nouveaux apprentissages étaient parfois abordés dans les travaux tout simplement parce que certain·e·s enseignant·e·s jouent la Trop de papiercarte de la facilité, préférant donner leurs supports de cours déjà existants que devoir recréer du matériel pédagogique adapté. Dans ce cas, bien souvent, la proportion de travail dépasse le temps qui aurait été consacré à ces apprentissages sur les semaines de confinement. Cette information est confirmée par des secrétaires qui s’étonnent parfois de l’épaisseur des dossiers à envoyer (jusqu’à 50 pages dans certains cas !). Ce n’est évidemment pas une généralité, mais une réalité dont il faut avoir conscience.

 

Certain·es enseignant·es disposaient déjà de supports électroniques pour leurs cours (y compris des révisions), d’autres ont simplement scanné des manuels. On est parfois bien loin d’un matériel pensé pour garantir l’autonomie des enfants/adolescent.es. Un manuel pédagogique est évidemment prévu pour enseigner, mais pas forcément en l’absence d’un·e enseignant·e. En outre, soulignons que la plupart des enseignant·es utilisent déjà l’ordinateur pour préparer leur cours. C’est d’ailleurs leur utilisation principale de cet outil selon le Baromètre TIC. Dès lors, je ne pense pas que beaucoup de professeur·es profiteront de la situation pour découvrir pléthore d’outils numériques. Étant formatrice de numérique en formation continuée des enseignant·es, je sais à quel point ces personnes ont besoin d’être accompagnées pour découvrir des nouveaux outils. De mon expérience, la plupart se reposeront sur leurs acquis. J’espère cependant me tromper.

Un constat : nous ne sommes pas tous égaux face au numérique

Les écoles disposant de plateformes numériques ont pu organiser leur enseignement par « classe », en créant des adresses email pour chacun·e de leurs élèves et enseignant·es. Pour éviter tout problème de harcèlement entre les élèves, certaines écoles ont même pensé à rendre anonymes (par l’utilisation de matricules) les adresses e-mail. Cela n’est pas toujours le cas. Mais cela fait partie des risques du numérique. Toutefois, du point de vue de l’utilisation, il apparait que ces classes virtuelles sont principalement là pour faciliter l’envoi et la réception des travaux d’élèves et leur permettre de garder un contact avec leur enseignant·e. De nouveau, pas d’innovation pédagogique supportée par le numérique en vue. Je n’ai eu vent, dans ma collecte de données, que d’une seule expérience de cours donnés via un système de visio-conférence : une professeure de mathématiques qui a réalisé des recettes en « live » avec ses élèves.

outils numériquesDans les écoles ne disposant pas de telles plateformes, il a parfois été difficile de récupérer les adresses électroniques de tous les élèves. De plus, beaucoup d’ enseignant·es ont refusé que leur courriel soit communiqué aux élèves. Ce sont alors les secrétariats qui doivent réaliser le dispatching, ce qui constitue un travail titanesque. Certaines secrétaires ont expliqué recevoir plus d’une centaine de mails par jour de la part des parents, des enseignant·es et des élèves. Cette situation ne semble pas tenable à long terme. De plus, les secrétariats doivent également contacter tout élève du secondaire dont on n’a aucune nouvelle depuis le début du confinement. Les éducateurs et éducatrices, figures d’autorité dans les écoles, semblent devoir continuer à jouer un rôle en ce sens, même à distance. Étonnamment, ce n’est pas toujours au niveau des enfants/adolescent.es que ça coince. Certains parents semblent accorder peu d’importance à cette continuité pédagogique. D’autres, au contraire, vont être sans cesse sur le dos de leurs enfants, créant parfois un stress inutile. Toutes les familles ne sont pas égales, et cela va générer des problèmes d’équité.

Une continuité pédagogique, et non une continuité d’apprentissage

Nous ne sommes pas dans un contexte d’enseignement supérieur : en primaire et secondaire, les savoirs visés sont jugés connus de tous et toutes. Pourtant, certains parents se trouvent démunis lorsqu’il s’agit d’aider leurs enfants. La difficulté n’est pas que dans le temps à devoir y consacrer, mais bien parce que nous ne sommes pas toutes et tous des enseignant·es. Et si nous le sommes, ça n’est pas forcément dans le niveau dans lequel se trouvent nos enfants. La didactique est une discipline enseignée. Connaître les mathématiques ne garantit pas que nous sommes capables de les expliquer à un novice. Cette situation met sous pression les parents qui peuvent se sentir responsables de ne pas pouvoir soutenir l’apprentissage de leurs enfants. Un apprentissage qui n’est pourtant pas imposé, que du contraire.

MathsUne maman a confié ne pas savoir expliquer à son enfant, en première primaire, comment réaliser une addition mathématique avec le matériel tangible fourni par l’école. La matière suivante demandée par l’enseignante était la multiplication. La maman a tout simplement baissé les bras. Moi-même, je dispose d’une agrégation en sciences pour l’enseignement secondaire supérieur. Je serais incapable d’enseigner les mathématiques en primaire sans qu’on m’ait expliqué comment le faire. De façon générale, les enfants qui connaissaient déjà des difficultés, s’ils sont soumis à de nouveaux apprentissages, risquent tout simplement d’être encore plus largués. Et ce n’est pas la faute des parents. Le fait de réclamer une continuité pédagogique plutôt qu’une continuité d’apprentissage devait empêcher ce genre de situation. Les enseignant·es savent très bien qu’un savoir mal construit est difficile à corriger par la suite chez un·e élève. Tous les enfants ne sont pas capables d’autonomie. On ne leur apprend pas suffisamment à l’être dans nos écoles. C’est notamment une des raisons qui explique le taux d’échec lors de la première année dans les études supérieures : les étudiant·es doivent apprendre à travailler (et à apprendre) de manière autonome.

Une fracture numérique pénalisante pour les élèves…

En ce qui concerne la fracture numérique, elle est présente et va jouer un rôle important dans la situation que nous vivons. Le nombre de familles ne disposant pas d’un ordinateur pour les enfants, ou devant le partager entre plusieurs enfants ou carrément entre toute la famille, n’est pas nul. Il est même assez élevé dans certaines régions. Une école d’Andenne a ainsi déclaré que 20% de ses élèves n’avaient pas accès à un ordinateur.  

In-equalityIl y a également les problèmes de connexion (accès ou qualité). J’en suis un bon exemple. J’habite en fin de ligne, je n’ai accès qu’à un seul fournisseur d’Internet et la qualité de ma connexion ne me permet pas de connecter plus de trois machines (smartphones, tablettes et ordinateurs, tous confondus) sans que ça ne devienne compliqué d’envoyer un simple courrier électronique. Je télétravaille et mon compagnon aussi. Si nous avions des enfants, la situation serait réellement problématique. Mais le manque de matériel ou la mauvaise qualité de ce dernier n’est pas le seul frein. Les enseignant·es ne disposent pas tous et toutes des compétences nécessaires pour garantir des documents lisibles par tous les élèves. Ainsi, il n’est pas rare que des secrétaires doivent ouvrir les documents pour les enregistrer dans un format portable, lisible de tous. Des parents se sont également plaints que les fichiers n’étaient pas toujours consultables sur tablette ou smartphone, limitant alors leur accès via l’ordinateur ou obligeant à imprimer le document. Les problèmes de compétences numériques viennent également du côté des parents, voir des élèves. Cette expérience démontre qu’il y a encore du chemin à faire.

Enfin, citer également la problématique, déjà évoquée ci-dessus, de l’impression de nombreux documents par les parents. Sans même aborder l’aspect écologique, ces impressions mettent en avant les difficultés financières de certaines familles. Toutes ne disposent pas d’une imprimante, mais surtout acheter des cartouches d’encre ne constitue pas une priorité dans les budgets. Si les impressions étaient ponctuelles, cela ne poserait pas problème, mais étant donné les témoignages, c’est une situation qui s’impose aux familles de façon fréquente. C’est un aspect auquel il faudrait être plus attentif.

Quelques éléments à retenir de cette expérience inédite

À la lumière de ces quelques constats, qui ne sont pas exhaustifs mais qui illustrent la réalité de la situation que l’enseignement vit actuellement, je reste sceptique sur l’« après coronavirus ». Du point de vue numérique, les écoles vont probablement (et je l’espère) s’équiper d’une plateforme institutionnelle pour pallier aux problèmes qu’elles ont rencontrés durant le confinement. Cependant, je ne suis pas persuadée que les enseignant·es y verront le signal qu’ils doivent s’y mettre. Là où dans les universités et les hautes écoles, l’enseignement devait continuer, forçant le corps enseignant à se lancer dans l’aventure de l’enseignement à distance via le numérique, les enseignant·es du primaire et du secondaire ont été tenu·es de ne pas fournir de nouveaux apprentissages. Ils/elles n’ont donc pas dû manipuler toute une série d’outils numériques qui auraient pu éveiller leur curiosité ou a minima leur intérêt. Ils ont également pris conscience concrètement de la fracture numérique existant dans leurs classes. Elle n’est pas seulement là où un équipement numérique manque, mais aussi là où il y a un manque de compétences de base (chez les parents, mais aussi chez les enseignant·es). Ajoutons à cela les problèmes financiers de certaines familles… Bref, nous nous rendons vite compte que l’enseignement à distance nécessite de mettre en place plus que des cours en ligne. Enfin, la problématique des écrans (et du temps passé par les enfants devant ces écrans) pose aussi question et revient régulièrement à l’avant-plan à travers les courriers électroniques des parents. En résumé, la majorité des enseignant·es et des parents ne sera pas convaincue par l’expérience, ni par le besoin d’améliorer leurs compétences en ce sens.

AideSi on considère les travaux diffusés aux enfants du primaire, ceux-ci se réalisent majoritairement sur du papier que les parents doivent imprimer. Je ne pense pas que cette pratique aide à voir la plus-value pédagogique d’un enseignement à distance via le numérique. Peut-on dire qu’on utilise l’outil numérique dans son cours si on envoie simplement des courriers électroniques ? Il ne faut pas être un·e expert·e pour répondre que non.

 

Au lendemain de la prolongation : une affaire à suivre

Au lendemain de la poursuite confirmée du confinement jusqu’au 3 mai, la circulaire 7541 du 16 avril 2020, prolonge les dispositions édictées dans la circulaire 7515. La question de la continuité des apprentissages est sensible : « Plus le confinement sera long, plus l’équilibre entre la volonté de permettre aux élèves de progresser dans les apprentissages d’une part et celle de ne pas pénaliser certains élèves (élèves issus de milieux défavorisés, enfants dont les parents continuent à travailler et ne peuvent consacrer le temps nécessaire à leur accompagnement) d’autre part sera délicat à trouver. » Il est rappelé que cette situation a déjà été vécue lors des grandes grèves des enseignants durant les années ‘90 (j’étais alors moi-même élève) et qu’il n’avait pas été constaté « d’augmentation significative du taux d’échec ou de redoublement en Communauté française au-delà des tendances déjà observées par ailleurs ». La circulaire insiste sur le contact individuel avec chaque élève. Car oui, une des plus-values d’un enseignement à distance est qu’il rend possible assez facilement la différentiation. Un critère qui ne semble pas avoir été pris en compte jusqu’ici, les travaux envoyés étant les mêmes pour chacun·e.  Enfin, si le confinement devait se poursuivre au-delà du 3 mai, une réflexion sera menée sur les conditions dans lesquelles de nouveaux apprentissages pourraient éventuellement être abordés pour les élèves du 3ème cycle de l’enseignement secondaire. Des conditions qui deviendraient alors les conditions d’un réel enseignement à distance et qui demanderaient aux enseignant·es concernés de trouver des solutions concrètes. Affaire à suivre.

17/04/2020