Crises sanitaire et politique : l'impact du Covid-19 sur la politique belge
Jérémy Dodeigne est Maître de conférences en sciences politiques au Département des Sciences Politiques, Sociales et Communicationnelles de l'UNamur et actuel Président de l'Institut Transitions.
Observateur avisé des démocraties européennes, il l’est également de la vie politique belge. Il nous propose de décrypter, dans cette interview, les impacts de la crise sanitaire liée au Covid-19 sur la dynamique politique actuelle de notre pays. |
La situation sanitaire liée au Covid-19 est exceptionnelle et a finalement des conséquences inattendues en Belgique, dont la constitution d’un gouvernement fédéral, alors que depuis les législatives du 26 mai 2019, les représentants politiques peinaient à en former un. Mais ce gouvernement est atypique : il dispose d’à peine un quart des sièges au Parlement, il n’est pas d’union nationale et, surtout, il s’est vu confier des « pouvoirs spéciaux ». Qu’est-ce que cela implique ces « pouvoirs spéciaux » ?
Pour bien comprendre ces arrêtés royaux de « pouvoirs spéciaux », il faut avant tout revenir sur le principe de séparation des pouvoirs en Belgique. Celui-ci implique une collaboration entre les pouvoirs, en particulier entre le législatif et l’exécutif : le Parlement, délibère et vote les lois ; le Gouvernement les met en application en adoptant toute une série de mesures techniques.
Cette distribution des fonctions est nécessaire pour permettre aux représentants de la majorité comme de l’opposition d’influencer, au sein du Parlement, ce processus législatif (commissions thématiques, amendements, délibérations, etc.). Revers de la médaille : le processus législatif est long. Cela peut prendre des semaines, voire des mois pour légiférer. Or en temps de crise, comme celle que nous vivons actuellement, le Gouvernement joue contre le temps. Il ne dispose ni de semaines, ni de mois. Pour être plus efficace, le Parlement peut donc habiliter le Gouvernement à faire ce que le Parlement fait d’habitude. En résumé, le Gouvernement peut prendre et modifier lui-même, grâce à des arrêtés royaux de « pouvoirs spéciaux », toute une série de mesures sans passer par le Parlement. La capacité d’action gouvernementale n’est non plus seulement exécutive mais également législative.
Il faut avoir conscience que c’est une entrave importante au principe de séparation des pouvoirs. C’est pourquoi il existe des garde-fous pour verrouiller l’action du Gouvernement. Premièrement, les pouvoirs spéciaux sont limités à des motifs impérieux. Il existe une jurisprudence à ce sujet : on ne peut pas les confier au pouvoir exécutif pour n’importe quelle raison. La crise sanitaire du Covid-19 fait clairement partie de ces motifs. Ainsi, le 27 mars dernier, une loi d’habilitation de pouvoirs spéciaux adoptée par le Parlement, avec le soutien des élus socialistes, libéraux, écologistes, sociaux-chrétiens et régionalistes, donne au Gouvernement des compétences élargies pour répondre à un objectif précis : lutter spécifiquement contre le coronavirus. Deuxièmement, cette habilitation est limitée dans le temps. Dans la crise du coronavirus, la durée est de 3 mois… même s’il y aura probablement une demande de renouvellement. Troisièmement, le Parlement a le pouvoir de valider l’ensemble des arrêtés royaux de pouvoirs spéciaux… ou non. Il est arrivé, par le passé, que le Parlement ne suive pas le Gouvernement dans les mesures qu’il souhaitait prendre.
Ces pouvoirs sont exceptionnels. D’ailleurs, le Conseil d’Etat a, dans le cadre de son avis juridique sur cette loi d’habilitation du 27 mars dernier, souligné l’importance des droits et des libertés en pointant du doigt les risques encourus pour la liberté de circulation par exemple. Mais nous pouvons également penser à la surveillance des individus (telle que l’utilisation de drones dans les parcs, le traçage des données GSM, etc.). La crainte est d’assister à ce qu’on appelle en politique publique l’« effet cliquet », en comparaison au mécanisme d’une roue dentée en horlogerie. En effet, une fois que celle-ci a fait un quart de tour, il est très difficile de revenir en arrière…
Il faut donc rester vigilant à la situation actuelle que nous vivons. Sans verser dans la théorie du complot, on peut imaginer que toute une série de mesures soient prises de bonne foi dans le cadre de la lutte contre le Covid-19. Mais, cela signifie que l’on peut franchir certaines valeurs sur le plan éthique au nom d’une cause commune. C’est pour cette raison que les arrêtés de pouvoirs spéciaux sont fortement encadrés, avec une validation a posteriori par le Parlement, afin de permettre l’amélioration – voire l’annulation pure et simple – de mesures prises par l’exécutif. Dans l’urgence, il peut omettre des détails ou des aspects juridiques pouvant devenir de véritables enjeux de société. C’est d’autant plus important considérant la particularité du gouvernement actuel qui, s’il est de plein exercice, n’est pas composé de manière normale.
La crise que nous connaissons actuellement a eu un impact sur le paysage politique belge, dont le positionnement de certains partis tels que la NV-A. Comment analysez-vous les derniers événements qui se sont déroulés, des négociations fédérales à la constitution de l’actuel gouvernement, et après ?
Il faut se souvenir qu’au début de la pandémie en Belgique, nous assistions à un momentum important dans la négociation d’un gouvernement fédéral. Les deux événements se sont télescopés. Rappelons-nous les éléments qui ont conduit à accorder la confiance au gouvernement Wilmès II pour en saisir les conséquences.
Première séquence : nous sommes en pleine négociations fédérales. L’un des grands enjeux était de savoir si nous allions avoir un exécutif avec ou sans la N-VA, avec toutes les exclusives que nous connaissons du côté francophone d’une part, en particulier pour le PS, et du côté flamand, d’autre part, avec le CD&V qui ne voulait pas se « déscotcher » du parti de Bart de Wever. Malgré tout, début mars, les discussions avançaient vers le scénario plausible d’une Vivaldi, ç’est-à-dire un gouvernement Quatre Saisons : les libéraux, les socialistes, les écologistes et les sociaux-chrétiens. Ceci mettait la N-VA de côté.
Deuxième séquence : arrive la crise du Covid-19 qui exige la formation rapide d’un gouvernement de plein exercice. La N-VA revient à l’avant-scène, avec une entente entre Paul Magnette (PS) et Bart De Wever qui se voyait bien Premier ministre. Survient alors un mélodrame au PS : des militants et des ténors du parti s’insurgent d’une entente avec la N-VA, d’autant plus si De Wever est amené à prendre les rênes du pays. Paul Magnette est obligé de reculer.
Troisième et dernière séquence : le plan B est mis sur la table. On avance vers un gouvernement Wilmès II, sans remaniement, minoritaire mais qui serait soutenu de l’extérieur par les dix partis politiques démocratiques, dont la N-VA. Bart De Wever refuse d’appuyer un exécutif dans lequel il ne serait pas représenté. Les autres partis soutiennent, quant à eux, cette configuration, mettant en avant l’idée qu’il n’y a pas lieu de discuter maintenant de la distribution des portefeuilles ministériels mais bien d’avoir un gouvernement de plein exercice. Bart De Wever endosse alors la fameuse position du « Valet noir » faisant primer ses ambitions personnelles sur les intérêts de la crise. Le 17 mars, le gouvernement Wilmès II est mis sur pied, avec l’appui de neuf des dix partis démocratiques. Sans la N-VA.
Conclusion : la N-VA s’est isolée. Elle a du mal à se positionner politiquement. Tantôt, son discours vise à minimiser la crise. Tantôt, elle critique le gouvernement fédéral qui, selon elle, n’agit pas assez rapidement et ne prend pas de mesures assez fortes. Le parti surfe aussi sur les terres du Vlaams Belang, qui lui se positionne clairement dans la contestation, mais sans afficher l’image d’un parti responsable que la N-VA veut tellement avoir ! Bref, la droite nationaliste flamande perd sur toutes les lignes : elle ne se présente pas comme un parti responsable durant la crise et son discours apparaît populiste et incohérent. Il est intéressant de constater à quel point l’image de la N-VA s’est dégradée en à peine un mois, entre le moment « avant la crise » et aujourd’hui. D’un parti qui pouvait se présenter face aux électeurs comme le premier parti de Flandre prêt à prendre ses responsabilités (malgré l’absence de mission royale pour Bart De Wever) ; la N-VA est désormais de facto rangée du côté des populistes et radicaux du Vlaams Belang et du PTB-PVDA ! La N-VA est la grande perdante de cette crise sanitaire, à l’inverse des autres partis.
La crise sanitaire va donc avec des retombées positives ou négatives sur les partis et sur l’image d’hommes et femmes politiques au cœur de la crise…
Du point de vue des partis ayant pris leurs responsabilités, tous vont bénéficier de cette valorisation. C’est à mon sens plutôt les « gros » partis qui vont profiter des retombées positives de la crise en raison aussi d’une visibilité médiatique plus importante. Il faut surtout lire cette crise sous l’angle des perdants, ceux qui pourraient se retrouver du « mauvais côté » de l’histoire parce qu’ils n’avaient pas soutenu le gouvernement Wilmès II : la N-VA, mais aussi le PTB-PVDA et le Vlaams Belang. Ces trois partis vont avoir du mal à se représenter face aux électeurs avec un discours responsable. Pour le PTB, cela sera d’autant plus compliqué du côté francophone que, dans le cycle électoral 2018-2019, il n’a clairement pas montré – à deux reprises – son désir de négocier et d’être un parti de gouvernement. Cela va sans aucun doute peser sur son image.
… mais aussi sur l’image des hommes et femmes politiques qui font la crise ?
Il ne faut pas attendre de crise pour voir des leaderships naître. Mais, les temps de crise sont des moments particulièrement intéressants car ils permettent à des personnalités de se révéler. Chez nous (comme en Allemagne), la situation a révélé des personnalités qui fondent leur communication sur la transparence, la prudence et l’empathie. Sophie Wilmès tire clairement son épingle du jeu à ce niveau. Et on ne l’y attendait pas forcément vu les conditions de sa nomination… Rappelons-nous qu’elle a été nommée Première ministre, première femme à ce poste, parce que les ténors de son parti quittaient la vie politique belge, houleuse, pour d’autres missions. Aujourd’hui, Sophie Wilmès bénéficie d’une image très positive pour une partie de l’opinion publique : je pense notamment au #KeepSophie qui a fleuri sur les réseaux sociaux. Mais, si elle est un atout pour le MR en l’état actuel des choses, il faudra voir à moyen terme comment son aura pourra se maintenir quand la question des responsabilités politiques de la crise va s’afficher et que des commissions d’enquête seront instituées…
Pour l’instant, c’est Maggie De Block (Open-VLD) qui est le disjoncteur politique avec sa très mauvaise communication, sa gestion désastreuse de l’approvisionnement u matériel médical, des marchés publics, etc. Toutefois, n’oublions pas que Sophie Wilmès est l’ancienne Ministre du Budget. Nous verrons si elle sera impliquée dans la question des restrictions budgétaires et du déficit budgétaire déjà avancé avant le coronavirus (12 à 14 milliards) et qui est désormais estimé à plus de 23 milliards d’euros avec les mesures d’urgence adoptées.
Quel enseignement quant à notre système politique pouvons-nous tirer de cette situation ?
Si on observe les dix dernières années, deux chocs externes ont permis de sortir de deux grandes crises politiques, en 2010-2011 et 2019-2020, avec de très longues périodes sans gouvernement. En 2011, lorsque la Belgique fut attaquée sur sa dette et sa capacité d’emprunt par les marchés financiers après 541 jours sans gouvernement, une logique similaire d’une union nationale avec les 8 partis démocratiques a créé un momentum pour accélérer et aboutir à l’« Accord Papillon » pour une 6e réforme de l’état.
Et aujourd’hui, le coronavirus a poussé les partis politiques à s’unir pour sortir des conflits actuels. On peut regretter de devoir attendre un choc externe pour résoudre des crises politiques. Mais il faut aussi y voir la capacité de la Belgique à encaisser ces chocs et à trouver des solutions. Ce n’est pas « évident » en politique : regardez l’Union européenne où c’est l’absence de réponses coordonnées et la concurrence entre les Etats membres pour l’approvisionnement de matériel stratégique qui prime dans la gestion de la crise.
Et dans quelques mois, une fois la Belgique sortie de la crise sanitaire, quel scénario politique imaginez-vous ?
Les choses vont devoir évoluer ! Même si on a un gouvernement de plein exercice, habilité à adopter des arrêtés royaux de pouvoirs spéciaux, nous sommes dans une situation tout à fait exceptionnelle et qui n’est pas durable. Si techniquement, le compteur d’une Belgique sans gouvernement fédéral de plein exercice s’est théoriquement arrêté le 17 mars 2020 (NDLR : le gouvernement était en affaires courantes depuis le 18 décembre 2018), nous sommes face à un gouvernement « inhabituel ». Plusieurs éléments le prouvent. Premièrement, il n’est pas le reflet du résultat des urnes du 26 mai 2019 (38 sièges sur 150). Deuxièmement, l’accord politique conclu à la mi-mars prévoit que, dans 6 mois, la confiance devra être à nouveau demandée par Sophie Wilmès à la Chambre alors que la loi d’habilitation des pouvoirs spéciaux n’a été votée que pour trois mois, même si on sait déjà qu’elle sera certainement reconduite pour une durée de trois mois. Enfin, l’action du gouvernement actuel n’est – politiquement - limitée qu’à un seul dossier : la gestion de la pandémie du Covid-19. Pour toutes les autres matières, le gouvernement Wilmès II a indiqué qu’il agirait en « affaires courantes ».
Dans 6 mois, il faudra donc faire le point. Deux options sont possibles. Soit la gestion de la crise nécessite de maintenir ce dispositif. Soit on se dirige vers un gouvernement de plein exercice, composé de partis représentant une majorité à la Chambre (au moins 76 sièges sur 150). Soulignons qu’à l’heure actuelle, nous sommes dans le cas de figure d’une Vivaldi, avec DéFi en plus. Nous avons donc une majorité avec le CD&V et sans la N-VA, qui s’est discréditée aux yeux d’une partie du monde politique et de l’opinion publique flamande. Cela pourrait donc apparaître comme acceptable d’avoir une minorité au sein du groupe linguistique néerlandophone. En outre, cette solution permet de s’inscrire dans la continuité de la situation actuelle. Ensuite, la population comprendrait mal qu’on retourne aux urnes alors qu’on a pu fonctionner en pleine crise dans cette configuration, sans compter les questions sanitaires liées à l’organisation d’élections.
Enfin, la question du déficit budgétaire sera au cœur des préoccupations (on parle d’un déficit de 23 milliards d’euros !). Il ne sera pas question de perdre du temps.
Sauf rebondissement politique majeur, tous ces éléments me poussent à croire que la logique pourrait tendre vers un gouvernement de plein exercice du type de la Vivaldi. L’objectif de la rentrée parlementaire fédérale à la mi-octobre 2020 pourrait être un bon tempo…
Propos recueillis le 16/04/2020