Médias et réseaux sociaux : comment traite-t-on l’info en temps de crise ?
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Esther Haineaux est chercheuse au Département des Sciences politiques, sociales et de la communication de l’UNamur et membre de l’Institut NaDI. Ses domaines de recherche se consacrent aux identités numériques et aux dispositifs numériques. Nous revenons, avec elle, sur la place de la crise du Covid-19 dans les médias et sur les réseaux sociaux. |
Le coronavirus occupe quasiment tout l’espace médiatique. Les médias en font de trop ?
Non, je ne crois pas. Tout d’abord, ce qui est primordial, c’est la place des médias dans la compréhension de la crise. S’il n’y avait plus de journalistes pour commenter ce qui se passe actuellement, la situation serait alors très anxiogène. C’est lors d’une absence d’informations que, je pense, la peur peut s’installer.
En Belgique, nous connaissons une situation où les médias continuent d’alimenter le discours. Toutefois, Ils ont un rôle à jouer sur la perception de la crise et ils ont la responsabilité de ne pas amplifier le problème. Cela dépend du vocabulaire utilisé et de la remise en contexte qui est faite. Tant que les journalistes ont conscience de l’impact des mots choisis et qu’ils peuvent expliquer que, eux aussi ne savent pas tout et qu’ils nous accompagnent dans cette compréhension de la situation, ils n’en font pas trop.
Ensuite, il leur est difficile de parler d’autre chose actuellement. Il n’y a plus que cela. Tous les événements sont annulés, chacun est chez soi… Cela me paraît donc évident que la presse ne propose plus que le coronavirus. C’est devenu la normalité. Enfin, rappelons cet élément souvent oublié : les médias sont des entreprises comme les autres. Ils nous proposent ce que nous avons envie d’acheter. C’est la loi de l’offre et de la demande. Si la presse parle du Covid-19, c’est parce que cela nous intéresse et qu’il y a une demande d’informations à ce propos.
Revenons également sur la notion de « devoir d’information », qui est double. D’une part, au niveau des journalistes, il y a le devoir d’informer. Nous sommes dans un moment où il est nécessaire de nous expliquer ce qui se passe. Les journalistes remplissent donc leur mission : commenter l’actualité, nous aider à comprendre. D’autre part, du point de vue du public, il y a le devoir de se tenir informés. Mais quand nous sommes saturés, nous pouvons à tout moment nous couper de l’information. On observe ces personnes qui regardent non-stop les chaines d’info en continu. En Belgique, nous n’en avons qu’une mais, en France par exemple, des personnes passent leurs journées devant LCI, BFMTV… Ça peut devenir réellement problématique car elles ne savent plus s’arrêter, le récit ne s’arrêtant jamais, l’histoire n’a pas de fin. Et le sentiment d’anxiété peut prédominer.
Comment analysez-vous la manière dont la situation sanitaire est traitée par la presse ?
En fait, cela se déroule comme dans chaque « crise ». Si on compare le Covid-19 aux attentats de 2015, on constate que les journalistes, présents sur les plateaux et qui prennent la parole en direct, découvrent les événements avec nous, quasiment en même temps que nous. Ils sont dans un contexte où ils se disent qu’il faut accompagner le téléspectateur en même temps qu’eux tentent de décrypter ce qu’ils viennent d’apprendre. Il leur faut donc aussi du temps. Et c’est peut-être là que se situe la responsabilité du public : s’il veut une information de qualité, il n’est pas obligé de la voir en temps réel.
Maintenant que nous sommes installés dans ce confinement, il y a une sorte de « rodage » qui s’est installé. Il est intéressant de voir comment chaque média s’est adapté, en réinventant des recettes dans lequel le journaliste se sent en sécurité. Si on prend un JT, le discours est structuré : d’abord les chiffres du jour, suit la question du matériel de protection (masques, etc.), ensuite le déconfinement et enfin, une note positive avec les initiatives citoyennes. Je pense que cette structuration doit rassurer les médias : il y a encore une base sur laquelle on peut s’appuyer.
Il faut aussi avoir conscience que le métier de journaliste a été modifié. On en parle très peu. A côté de tous les indépendants qui n’ont plus de travail en raison d’une actualité thématique unique, les journalistes sur le terrain ont dû s’adapter. Les interviews se font avec des micros-perches pour respecter les mesures de distanciation sociale, les caméramans sont littéralement emballés dans du plastique … sans oublier toutes ces interviews réalisées en visio-conférence, une technique peu utilisée jusqu’à aujourd’hui devenue maintenant la norme.
En comparaison à un état habituel, on voit que le journaliste est passé dans un rôle un peu différent : il accompagne plus l’information qu’il ne la commente.
Ce changement de rôle peut être expliqué par la baisse de confiance dans les médias ?
Oui, je le crois. Cela fait quelques temps qu’on entend que la population n’a plus trop confiance dans les journalistes : « ils racontent des bêtises », « ils sont responsables des fake news », etc.
Il en est également de la responsabilité du public qui n’accorde plus vraiment sa confiance aux journalistes, pourtant détenteurs des compétences pour l’informer correctement, et qui, d’un autre côté, va passer beaucoup de temps sur les réseaux sociaux à lire une quantité importante de textes, de données, etc. La responsabilité de cette perte de confiance se situe des deux côtés de l’écran. La profession, déjà en difficulté, est encore plus impactée par cette crise en raison de la fermeture des magasins, de l’absence de rentrées financières, … Beaucoup de journalistes indépendants sont au chômage. Or, si vous voulez une information de qualité, il faut aussi y mettre les moyens… et ne pas uniquement se limiter à l’information diffusée sur les réseaux sociaux. Il faut continuer d’acheter son journal tous les matins...
Justement, quel regard portez-vous sur ce qui circule sur les réseaux sociaux concernant le coronavirus ? Ce que nous partageons révèle une part de nous-mêmes…
C’est le principe même de l’identité numérique. Quand on partage une caricature de Kroll ou de Geluck, par exemple, on met en avant un pan de notre personnalité, la façon dont nous envisageons la situation. Ce que nous publions, nous apprend également des choses sur la manière dont nous envisageons la personnalité des autres.
Par exemple, la diffusion de photos de files dans les supermarchés, de rayons vidés de certaines marchandises, ou d’un voisin sortant du coffre de sa voiture des paquets de papier toilettes nous informent sur la façon dont on perçoit les autres. Parfois, on frôle même la dénonciation. Nous devons être conscients de la responsabilité que nous avons sur l’identité des personnes. Dernier exemple parlant : tous ces employeurs qui diffusent des photos de leurs employés dans les réunions en visioconférence n’auraient auparavant jamais partagé de photos de réunions en présentiel. Aujourd’hui, on voit les visages de tout le monde…
Et qu’en est-il des rumeurs et des fake news qui circulent ?
Nous revenons encore une fois à notre responsabilité personnelle.
Premièrement, ce que l’on partage, aime ou commente va davantage apparaître dans le fil d’actualité des membres d’un réseau social. Il faut avoir conscience que notre action donne du crédit à une information. Liker, c’est donner sa voix. Partager, commenter : ça n’est pas anodin. Ce sont des actions qui vont avoir un impact !
Deuxièmement, il faut apprendre à vérifier ses sources. Est-ce que l’article, l’information que je lis est fiable… Poser un regard critique, vérifier les sources de l’information, etc, ça n’est pas à la portée de tout le monde. Ce sont justement les journalistes qui sont formés à cela.
Troisièmement, une remise en question me paraît essentiel : suis-je assez informé pour donner mon avis sur tel ou tel sujet ? Si je ne le suis pas, il vaut mieux que je m’abstienne.
Précision nécessaire : une fake news n’est pas une rumeur. Une fake news est créée pour servir quelqu’un, avec un objectif ciblé et on sait remonter jusqu’à la source. Ça fleurit souvent au moment de campagnes électorales, comme lors des dernières présidentielles aux USA par exemple. Quant à la rumeur, elle est souvent alimentée par la peur. Le fonctionnement de la rumeur est le suivant : on ne sait pas d’où elle vient et qui l’a créée mais elle est alimentée par les personnes parce qu’elles ont peur. La peur est souvent liée à des phénomènes, des situations qu’on ne comprend pas. C’est principalement le cas dans la crise sanitaire qui nous concerne… Beaucoup de rumeurs circulent sur les réseaux sociaux.
La présence accrue des experts scientifiques est une des caractéristiques de cette crise. Est-ce atypique comme situation ? Le triangle habituel, dans un rapport de force ajustable entre le public, le politique et les médias est-il devenu un carré avec ces experts ?
Ça n’est pas particulier à cette crise. Lors des attentats, nous avons vu, lu et entendu de nombreux experts de l’anti-terrorisme qui étaient présents tous les jours dans les médias. En fait, ce qu’il faut souligner, c’est la perte de confiance des journalistes en eux-mêmes et de la part du public. Cela peut donner l’impression qu’ils n’osent plus être responsables du discours explicatif.
Le scientifique devient alors le référent pour expliquer ce qui se passe. En outre, tous ne sont pas spécialistes dans toutes les matières. Chaque journaliste a ses affinités. Donc, quand il craint de ne pas savoir expliquer correctement un sujet, il donne la parole à l’expert. Ça légitime aussi le propos.
Cela pose toutefois des questions. Dans des cas comme la crise du coronavirus, doit-on tout le temps faire appel aux mêmes ? C’est assez éclairant de voir que chaque rédaction a ses experts attitrés. C’est la question du « bon client » : la personne qui sera pédagogue, s’adressera clairement au micro ou à la caméra, ... Il y a en tout cas un rapport de force qui a changé. Nous ne sommes plus, en effet, dans un triangle mais dans un carré. Et c’est la « pointe » représentée par les scientifiques qui émerge : ils ont clairement plus de temps d’antenne. Ils ont le discours qui doit nous rassurer, informer.
A posteriori, il faudrait faire une analyse plus détaillée de la gestion de l’information : les personnes sollicitées, les temps de parole, la façon dont sont construits les temps d’informations, … Le traitement médiatique du Covid-19 est un sujet d’étude qui méritera une recherche approfondie.
21/04/2020