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Suivi numérique des citoyens : entre respect des droits fondamentaux et efficacité de la lutte contre l’épidémie

Face à la question du traçage des personnes dans le cadre de la lutte contre le Covid-19, ils proposent une analyse croisée de cette question qui touche les citoyens dans leurs droits fondamentaux. Échanges.


 

Le contexte politique dans lequel nous évoluons en ce moment est particulier. Quelles sont les marges de manœuvre du Gouvernement ?

Jérémy Dodeigne : Il faut en effet préciser différents éléments concernant le gouvernement actuel. Il est de plein exercice même s’il n’est composé que de trois partis (CD&V, Open-VLD et MR). Toutefois, il a le soutien de l’ensemble des partis démocratiques, avec une nuance pour la N-V&A qui ne l’a pas soutenu lors du vote de confiance mais uniquement la loi d’habilitation de pouvoirs spéciaux. Le gouvernement Wilmès II est habilité à agir comme le pouvoir législatif compte tenu de la loi d’habilitation des pouvoirs spéciaux du 27 mars dernier. Dans les articles 5 et 6 de cette loi, l’objectif et les moyens d’action sont clairement définis : il s’agit de « combattre la propagation ultérieure du coronavirus COVID-19 au sein de la population, y compris le maintien de la santé publique et de l'ordre public » (1). Cet objectif, extrêmement large, permet techniquement, politiquement et juridiquement au Gouvernement de s’emparer de la question du traçage des personnes pour y répondre et, donc, de prendre les mesures ad hoc. Et le Gouvernement écoute les experts scientifiques en la matière qui exprime la nécessité de réaliser ce traçage.

Politiquement se pose la question de la légitimité de ce gouvernement.

En effet, par le passé, nous avons connu des gouvernements qui, disposant de ces pouvoirs spéciaux pour répondre à des enjeux économiques dans la plupart des cas, n’ont pas hésité à prendre des mesures fortes pour atteindre certains de ses objectifs budgétaires. Je pense ici à des sauts d’index dont les conséquences impactent toute une carrière professionnelle. Comme je l’ai déjà évoqué, il faut toujours être attentif aux mesures qui sont adoptées même si le contexte exceptionnel autorise le gouvernement à agir rapidement. Il faut veiller à garantir, d’une part, un minimum de débat et, d’autre part, la possibilité pour la société civile d’y prendre part. L’urgence empêche souvent la sérénité et peut entraîner des erreurs sur le plan juridique ou au niveau de l’écriture des arrêtés ministériels. Sans conteste, le traçage des personnes est un sujet hautement sensible traité dans un contexte qui nécessite une rapidité d’action sans la sérénité des débats. Or, en Belgique, sur de nombreux sujets éthiques, nous avons une tradition de qualité du débat parlementaire. Je songe à des lois portant sur l’avortement, le mariage des couples homosexuels, etc. Tous ces enjeux de société ont nécessité l’expression de nombreux points de vue, une multitude d’expertises, un débat contradictoire… afin d’aboutir à une loi équilibrée. Certes, l’adoption de telles lois prend du temps mais ça leur confère une grande légitimité. Aujourd’hui, le contexte de ce gouvernement de pouvoirs spéciaux n’offre pas le luxe d’un débat serein.

Il faut pointer un écueil supplémentaire : si le gouvernement, de plein exercice, est légitime car il a reçu la confiance du Parlement, il n’agit toutefois que sur des questions liées à la lutte contre le Covid-19. Pour le reste, la Première Ministre définit son gouvernement comme « politiquement » en affaires courantes (c’est toutefois juridiquement bien un gouvernement de plein exercice). Or, la question du traçage des personnes dépasse largement la simple gestion de la pandémie. Cela a des ramifications sur de nombreux aspects de notre vie quotidienne.

Enfin, ajoutons à cela la réapparition, ces dernières semaines, des tensions habituelles entre partis politiques, unis jusqu’ici dans la lutte contre le Covid-19. Entre Ecolo et le MR, les tensions sont assez fortes. Je pense, par exemple, à la non désignation de Zakhia Khattabi (Ecolo) à la Cour constitutionnelle, ou encore à la question du tarif Prosumer en Wallonie qui oppose ces deux partis. On peut également évoquer les critiques venant du PS, de la N-VA ou d’Ecolo contre certaines décisions du Conseil National de Sécurité. Le gouvernement Wilmès II ne bénéficie plus réellement de ce soutien d’« union nationale » alors que la première loi d’habilitation des pouvoirs spéciaux court jusqu’au 27 juin… Le contexte politique me paraît donc très fragile pour aborder des questions aussi sensibles que celle du traçage des citoyens.

Arrêté royal ou loi : La forme juridique que vont prendre les mesures en matière de traçage des citoyens aura un impact. Pouvez-vous revenir sur les enjeux inhérents à cela ? Quelles sont les tractations en cours ?

Elise Degrave : Afin de comprendre les forces en jeu, rappelons, avant toute chose, les éléments qui différencient un arrêté royal de pouvoirs spéciaux d’une loi, et ceux qui distinguent une proposition d’un projet de loi. Les arrêtés royaux de pouvoirs spéciaux sont pris en vertu de lois dites « de pouvoirs spéciaux » qui autorisent temporairement l’exécutif à régler des matières normalement réglées par le législateur lui-même. Au lieu de légiférer de concert avec la Chambre des représentants et le Sénat, l’exécutif agit seul, ce qui se justifie par la nécessité dans un contexte exceptionnel de prendre des mesures rapidement et efficacement. Les arrêtés de pouvoirs spéciaux peuvent modifier, remplacer, compléter ou abroger des lois en vigueur, dans les limites définies par la loi de pouvoirs spéciaux. En règle générale, celle-ci exige que les arrêtés soient ultérieurement confirmés par le législateur, à défaut de quoi ils ne produisent plus d’effet. Ces arrêtés se différencient donc des lois qui, elles, sont les normes adoptées par le pouvoir législatif fédéral au complet. Les lois sont adoptées au terme d’un débat démocratique. Leur adoption prend du temps. Enfin, une proposition de loi est déposée à l’initiative d’un parlementaire tandis qu’un projet de loi émane de l’exécutif. Dans ce dernier cas, il doit impérativement passer par le Conseil d’Etat, ce qui ajoute une étape supplémentaire au processus législatif.

La question du traçage des contacts des citoyens est sur la table des discussions depuis plusieurs semaines. C’est une véritable saga avec de nombreux rebondissements.  J’ai été auditionnée le 28 avril en Commission Protection des consommateurs et Agenda numérique à propos d’une éventuelle application numérique de traçage des contacts. J’ai notamment rappelé l’importance de s’interroger sur la nécessité d’une telle application, et, si la Belgique s’engageait dans cette voie, d’encadrer l’outil par une loi claire qui fixerait des garanties fortes pour tout à la fois lutter contre l’épidémie et protéger les libertés citoyennes. Au fil des débats et des interpellations de la société civile et de certains groupes parlementaires, un projet de loi a été annoncé par le Ministre De Backer (Open-VLD). Cette démarche était intéressante car cela permettait d’attendre du Gouvernement qu’il fournisse la preuve de la nécessité de développer une telle application. L’Autorité de protection des données a d’ailleurs souligné dans un avis récent que, pour prouver la nécessité d’un tel procédé, il faut, d’une part, se baser sur des sondages d’opinion indiquant si les citoyens vont ou non l’installer sur leur portable, et, d’autre part, réaliser des tests techniques pour garantir qu’il n’y aurait pas de « faux positifs ». A cela s’ajoute toute une batterie de mesures juridiques assez contraignantes. Jusqu’ici, toutes ces démarches étaient à charge du Gouvernement. Mais depuis peu, c’est finalement une proposition de loi qui a été déposée. Cela signifie que l’initiative d’encadrer juridiquement cette application est prise par plusieurs parlementaires. On n’attend plus du Ministre de Backer qu’il soumette le texte annoncé. Malheureusement, en agissant de la sorte, j’ai l’impression que le débat sur la nécessité de l’application n’aura pas lieu car la proposition de loi semble acter le fait que ce point est déjà acquis.  

Par ailleurs, le traçage manuel des contacts, via les « call centers » déjà en activité, pose également des questions de protection de la vie privée. L’arrêté royal de pouvoirs spéciaux actuellement en vigueur s’éteint. Une loi va devoir prendre le relais. Afin de sensibiliser le monde politique aux garanties qui devront être fixées dans une loi solide, nous avons, avec Frank Dumortier (chercheur au Crids) et la Ligue des Droits humains, rédigé une lettre ouverte aux chefs de groupe au Parlement ainsi qu’au Président de la Chambre, qui a recueilli plus de 300 signatures. Elle reprend les balises essentielles à ne pas perdre de vue dans cette question. Pour aider au mieux le Parlement, nous avons également fait l’exercice de la rédaction d’une ébauche de proposition de loi sur le sujet. Il faut reconnaître que la thématique des bases de données gérées par l’Etat est complexe, technique et donc peu attrayante. Mais il faut avoir conscience que, lorsqu’on organise une ingérence dans la vie privée des citoyens, il faut une loi claire qui définisse le cadre prévisible de la chose. C’est important pour que les citoyens aient confiance dans les dispositifs mis en place et acceptent de collaborer à la lutte contre l’épidémie.

Depuis lors, s’agissant du traçage manuel, le Parlement a soumis une proposition de loi qui, à mon sens, présente trop peu de garanties pour protéger la vie privée des citoyens. Il y a moyen de faire beaucoup mieux pour allier efficacité et protection des libertés. Mais le PS a proposé notre ébauche de proposition de loi comme amendement global. Ce lundi soir (25 mai), l’Autorité de protection des données a rendu un avis très critique sur cette proposition de loi. Ce matin, plusieurs journaux relaient l’information selon laquelle cette proposition de loi est illégale (2). Le tout sera discuté ce 26 mai en Commission Santé, où Emmanuel André sera notamment auditionné.

Quant à la proposition de loi qui encadre l’application numérique, elle sera débattue en Commission Santé ce mercredi 27 mai.

A noter que le Conseil d’Etat a été saisi pour rendre un avis sur ces deux textes, ce qui est une très bonne chose. La saga n’est donc pas finie !

Jeremy Dodeigne : En effet, si on choisit la voie législative traditionnelle, cela aura pour mérite de garantir le débat démocratique. Techniquement, l’adoption de ces projets de loi peut être très longue… Or, nous sommes au mois de mai et les congés parlementaires sont prévus dans quelques semaines. Le Parlement et les commissions ne pourront plus se réunir avant la rentrée d’octobre. Les arrêtés royaux de pouvoirs spéciaux permettent de combattre cette longueur. La mise en œuvre d’une loi pourrait apparaître comme une solution trop tardive…

La question fondamentale à se poser, à mon sens, concerne l’objectif et les moyens qu’on y accorde pour y répondre. Si l’objectif est d’assurer un traçage, on peut aussi simplement développer les call centers de manière plus large. On répondra que ça prend du temps, que cela demande du personnel et que la mémoire humaine n’est pas aussi fiable qu’une application. C’est à mettre dans la balance avec la technologie qui, par définition, a aussi ses limites en matière de fiabilité. La machine ne peut prendre en considération le contexte dans lequel se déroule le contact enregistré (présence d’un mur, port du masque, etc.). Quel est donc le meilleur outil pour assurer ce suivi de contacts ? En politique publique, on constate régulièrement que les symboles d’un problème sociétal finissent souvent par éclipser l’objectif auquel ils sont amenés à répondre. Je crains qu’ici les forces en présence dans le débat ne se concentrent que sur cette application. Le risque est d’omettre l’analyse d’autres possibilités de suivi offrant de bons résultats. Cela en dit aussi beaucoup sur la manière dont nos décideurs agissent. Finalement, ils ont rarement la possibilité d’être des acteurs rationnels qui évalueraient l’ensemble des options disponibles et les rapports coûts-bénéfices de façon optimale. Les décideurs évoluent plutôt dans des champs réduits d’options. Il est très difficile pour un gouvernement d’écarter une option quand elle arrive à l’agenda comme c’est le cas du traçage. Ne pas s’en emparer donnerait l’impression à certains que toutes les technologies pour résoudre le problème ne sont pas considérées. S’en emparer ferait penser à d’autres qu’on utilise cette opportunité pour mettre en place un système d’espionnage des citoyens. Bref, la marge de manœuvre est limitée.

Justement, en quoi consiste l’application en cours de réflexion pour garantir le traçage des citoyens ? Quels en sont les avantages et les limites ?

Laurent Schumacher : Avant toute chose, il ne faut pas oublier que l’informatique est une manière d’automatiser des processus qu’un être humain réalise manuellement. Le suivi de contact n’est pas un fait nouveau en épidémiologie. Et ce suivi est efficace pour autant que le virus ne soit pas trop contagieux et qu’il y ait des personnes en suffisance pour réaliser ce traçage. Dès que le taux de contagion est élevé, il est facile d’imaginer que cette solution va être rapidement dépassée. La solution informatique peut alors faire sens.

La technologie évoquée aujourd’hui pour le développement de cette application de traçage est le Bluetooth. Il s’agit d’une technologie sans fil qui permet à deux équipements de communiquer l’un avec l’autre. L’hypothèse implicite liée au recours au Bluetooth est la suivante : on convertit un contact technique entre équipements en un contact potentiellement contagieux entre humains. Or, cette corrélation n’est absolument pas encore étayée sur le plan scientifique, selon les procédés habituels de validation. C’est-à-dire qu’il n’y a pas eu de groupes-témoins pour tester cette hypothèse sur le terrain. Donc, les initiatives techniques à l’analyse pour le moment se font sur cette hypothèse-là.

Par rapport à cette technologie, il y a plusieurs points d’attention à ne pas négliger. Tout d’abord, il y a le risque du « faux positif », c’est-à-dire un contact sans contagion. Ensuite, la question du paramétrage est essentielle. Par exemple, combien de temps le contact doit-il durer pour être considéré comme un risque de contagion ? Imaginons qu’on détermine le temps de contact à 15 minutes, timing en-deçà duquel la technologie n’établit aucun contact. Deux personnes se rencontrent durant moins de 15 minutes. L’une des deux éternue dans le visage de l’autre. Nous sommes face à un risque de contagion non détectable par la technologie. C’est alors un faux négatif.

Il y a donc une grande prudence à avoir. Le Bluetooth est un des éléments de la réponse technique mais il ne peut être l’unique moyen. Il faudrait combiner cela avec d’autres modalités pour confirmer que le contact Bluetooth est un contact contagieux. Par exemple, l’exploitation des pistes audio des deux appareils à proximité pourrait être un des moyens de définir une corrélation et donc la proximité contagieuse ou non de leurs propriétaires. Le paiement sans contact dont sont équipés de nombreux smartphones est également une technique complémentaire. Mais, par rapport au développement et la mise en œuvre de ce type de techniques, nous ne pouvons pas avoir de réponse immédiate. L’exercice actuel de déploiement d’outils de suivi de contacts initié dans le cadre du Covid-19 ne pourra réellement fournir des solutions performantes que pour la pandémie suivante.

Le traçage des personnes induit la récolte d’informations dans des bases de données. Quels sont les risques liés à une telle collecte de données privées ?

Elise Degrave : Le 4 mai dernier, un arrêté royal a fixé la création d’une base de données « Sciensano », et organise le traçage manuel via les call centers. Il y a plusieurs failles dans cet arrêté royal. Par exemple, la finalité de cet arrêté n’est pas très claire. Il n’est pas écrit noir sur blanc que l’objectif est la transmission par les agents des call centers de recommandations aux personnes potentiellement contaminées. C’est dans cette base de données Covid-19 que le personnel soignant injecte des données personnelles relatives aux personnes testées positives ou non, à celles suspectées d’avoir été contaminées ou encore aux « personnes de contact », c’est-à-dire les citoyens qui auraient pu être en contact avec une personne contaminée. Il est mentionné dans cet arrêté la collecte du numéro de registre national (NRN). C’est inquiétant. Car, pour chaque citoyen, le NRN est un identifiant unique : il donne accès à vos données fiscales, de sécurité sociale, de santé et bien sûr vos données au Registre national. C’est un « mot de passe » unique pour accéder à toutes vos informations personnelles. Revenons-en donc à la finalité de cette base de données Covid-19. S’il s’agit uniquement de contacter les personnes potentiellement contaminées, le numéro de téléphone me paraît largement suffisant. Il faut également être vigilant car cet arrêté s’éteint le 4 juin. Une loi va le remplacer et sera, paraît-il, un « copier-coller » de ce texte.

Concernant l’application numérique, il manque différents éléments qui permettraient de valider son utilité. Simplement, on ignore le taux minimal d’utilisation dans la population pour qu’elle soit efficace. En outre, cet outil viendrait en soutien des call centers. Ce n’est pas une alternative à ceux-ci. L’Autorité de protection des données a rappelé qu’on ne peut pas installer l’application seule. Il faut un support humain derrière celle-ci. La décision finale de la mise en quarantaine d’un citoyen doit revenir à un être humain et non à une machine. Donner ce type de pouvoir à une application est tout simplement interdit par le RGPD.

Enfin, derrière cela se cache un enjeu capital : la centralisation des données. La base de données « Santé publique » et « Sécurité sociale » est gérée par un prestataire extérieur, qui gère d’ailleurs toute l’infrastructure informatique de l’Administration fédérale. L’intention, à l’heure actuelle, est que la base de données Covid-19 soit également gérée par ce même prestataire extérieur. N’y a-t-il pas là un risque que l’on puisse centraliser toutes les informations d’un même individu ? Une telle centralisation de données pourrait rendre possible le « profilage » des citoyens en réutilisant les données « covid » pour des objectifs qui n’ont rien à voir avec la lutte contre l’épidémie. Exemple : en se référant uniquement à un code postal, on pourrait sans problème repérer le déplacement de personnes d’une entité vers un lieu de trafic de stupéfiants pendant le confinement. On pourrait ensuite considérer qu’il s’agit d’un élément suspect, et rattacher les personnes concernées au profil de « trafiquant de drogue présumé » et décider de réaliser des contrôles fiscaux ciblés sur ces personnes ou de leurs frais de santé. On renforce donc le contrôle sur une catégorie ciblée de personnes... On peut évidemment soutenir qu’il est légitime de contrôler les trafiquants et les consommateurs de drogue, mais cela doit être décidé par le Parlement, pas par le concepteur des outils techniques, fondés sur des algorithmes, qui permettent pareil contrôle. Il est donc fondamental de séparer les données pour ne pas que la collecte des données « covid » puisse être détournée de son but initial.

Laurent Schumacher : Concernant la notion d’algorithme, il ne faut pas imaginer que le développeur n’est pas là uniquement pour exécuter un cahier des charges immuable sans prendre part à sa conception. D’autant plus qu’à Namur nous formons nos diplômés à intervenir en amont et à co-construire le projet. Nous dispensons une formation conséquente sur le plan éthique. C’est au moment de la conception du cahier des charges et des finalités du projet que l’on peut se poser les bonnes questions, définir les principes qui vont régir le développement d’algorithmes, en évaluer les risques et les bénéfices. Bien sûr, cela va dépendre aussi du commanditaire et de la marge de manœuvre qui est laissée aux techniciens.

Autre point, la centralisation n’est pas une obligation. Si l’objectif est uniquement de définir les contacts potentiellement contagieux entre personnes, il existe des solutions décentralisées qui pourraient être développées indépendamment de l’autorité publique. On peut envisager une start-up qui développerait une application de suivi décentralisée (3). La mémoire des contacts du citoyen serait stockée dans son smartphone et gérée indépendamment de toute autorité.  À intervalles réguliers, l’application comparerait ses traces enregistrées avec une liste des traces suspectes. Dès qu’il y a suspicion d’une contagion potentielle, l’utilisateur en serait informé, sur base de cette comparaison.

Elise Degrave : C’est peut-être la solution. L’Autriche a mis en place une application en ce sens : les informations restent dans le téléphone du citoyen, il n’y a aucun lien avec l’Etat et la gestion a été confiée à la Croix-Rouge. Le code de l’application numérique est même en open source. Trois ONG actives en matière de protection des données ont évalué le code-source, émis 24 recommandations pour améliorer l’application. 16 ont été retenues par l’Etat autrichien. Le fait que cette application soit validée et gérée par des ONG indépendantes, et pas par l’Etat a donné confiance aux citoyens.

Quels sont donc les éléments essentiels à considérer pour que ce traçage puisse fonctionner, dans le respect de la vie privée ?

Elise Degrave : Premièrement, mettre sur pied une base de données qui ne récolterait que les données « Covid-19 » issues d’une application numérique ou non, sans possibilité de croisement, gérée de façon décentralisée, sans collecte du NRN et qui, une fois la pandémie terminée, serait détruite me paraît être tout à fait viable.

Deuxièmement, il faut que le citoyen ait confiance dans la structure de traçage développée. On ne peut pas le contraindre à installer cette application sur son smartphone. Pour que cela fonctionne, l’Etat doit développer un système de collecte d’informations respectueux de la vie privée, être transparent sur son fonctionnement et faire œuvre de pédagogie avec le citoyen en lui expliquant l’importance de cet effort collectif pour venir à bout de cette pandémie.

Troisièmement, il faut donner aux citoyens un accès à ses données privées et lui permettre de savoir ce qui a été consulté, par qui et à quelles fins.

Enfin, il faut la responsabilité claire d’un Ministre qui devrait rendre des comptes au Parlement. Cela pourrait être le Ministre de la Santé. Aujourd’hui, Sciensano est la structure qui va gérer cette base de données mais elle n’est pas habilitée à faire cela. Il faut un représentant du pouvoir exécutif, quitte à ce que Sciensano sous-traite la gestion de cette base de données.

Je suis persuadée qu’il est possible de trouver un équilibre entre respect des droits fondamentaux et efficacité de la lutte contre l’épidémie.

25/05/2020



(1) Loi habilitant le Roi à prendre des mesures de lutte contre la propagation du coronavirus COVID-19

(2) Article l'Echo | Article La Libre | Article Le Soir

(3) Comme COVID-19-Alert

 

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