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Phronèsis - le jugement politique ; juger, éduquer, agir:

Questions actuelles, débats autour d'un enseignement ancien.

Ce projet  s'enracine dans la conviction de la fécondité de l'antique notion de phronèsis (traduit en français par "sagesse pratique", "prudence", "intelligence de la situation") dans les débats philosophiques, éthiques et politiques, contemporains.

Cette conviction est soutenue par les résultats de recherches sur la portée de ce concept en Grèce ancienne, mais aussi par l'attention aux débats d'aujourd'hui où le recours à cette notion classique est fréquent.

Le souci qui sous-tend l'ensemble du projet est d'apporter un éclairage spécifique à certaines questions que doivent affronter aujourd'hui nos sociétés et en particulier l'Europe en construction : comment agir et exercer une citoyenneté responsable? Comment éduquer à la citoyenneté ? Comment s'armer pour affronter les défis éthiques de notre civilisation ?

Le projet s'articule en trois orientations entretenant entre elles des interactions et des synergies essentielles dont voici les thèmes généraux:

1. De la phronèsis pré-aristotélicienne au " néoaristotélisme " éthique contemporain

La notion de phronèsis

possède une longue histoire dans la pensée grecque classique et a subi une évolution sémantique significative à partir de la naissance de la philosophie. Il s'agit ici de parcourir les étapes de cette évolution en montrant, à travers la reconstitution, la traduction et le commentaire de textes choisis, les différentes significations que la notion de phronèsis a connues depuis les origines de la pensée philosophique jusqu'à Aristote.

On ne saurait ici tracer dès à présent les contrastes des notions présocratique, platonicienne puis aristotélicienne de la phronèsis. Disons, en un raccourci, que comme Platon, Aristote choisit de s'opposer à l'erreur socratique et au danger de voir la morale se réduire à une technique ou à un art, mais il emprunte un tout autre chemin que son maître. Il lie cette connaissance qu'est la phronèsis au désir rectifié par la vertu morale, renouant ainsi plus directement avec la tradition présocratique. Sa phronèsis redevient une connaissance pratique, capable de diriger l'action indépendamment de sa référence à un savoir transcendant ou à l'epistèmè. L'homme phronimos est reconnu à son action juste, bien délibérée, et non à son savoir théorique. Mais quelle valeur faut-il alors attribuer à cette " connaissance pratique " qui est phronèsis?

Ce problème, très actuel, est au cœur des débats éthiques de notre époque, car il touche au statut de l'action morale et de sa rationalité.

La définition que le Stagirite propose pour la phronèsis est en effet susceptible de plusieurs interprétations différentes qui conduisent à des manières divergentes de comprendre le rapport de la phronèsis, et donc aussi de l'action, à la rationalité. Les interprétations contradictoires qui se sont développées en marge de la réflexion contemporaine sur l'éthique, et qui cherchent à s'affirmer en se réclamant de l'autorité des anciens (E. Anscombe, A. McIntyre, B. Williams, P. Ricoeur, C. Taylor) prouvent que notre compréhension de ces pensées anciennes mérite d'être accrue. C'est pourquoi nous nous proposons de rendre justice à la théorie morale grecque en explorant la notion de phronèsis telle qu'elle a été effectivement connue et employée dans la philosophie et dans la littérature grecques depuis les Présocratiques jusqu'à Aristote, en passant par les Tragiques ainsi que par les historiens, tels Hérodote et Thucydide. Concrètement, il s'agira de rassembler autour de la notion de phronèsis une anthologie de textes significatifs, qui seront traduits et commentés.

Dans le prolongement direct de ce retour aux textes grecs, s'inscrit immédiatement une étude attentive à Aristote et la phronèsis dans l'éthique contemporaine.

Ce second plan du premier volet de la recherche se distribue selon deux objectifs principaux :

  • étudier une notion particulière de la philosophie pratique (la phronèsis), outre Arendt, les autres auteurs de référence sont Gadamer, Jonas, Mac Intyre, Ricoeur, Sokolowski, Sandel, Taylor.
  • analyser les différentes réappropriations de la pensée aristotélicienne par les pensées éthiques contemporaines (les courants visés sont l'utilitarisme (Sidgwick) et le réalisme moral (J. Mac Dowell, Thomas Nagel), le communautarisme.

2. Phronèsis et citoyenneté chez H. Arendt : indications pour une Europe en construction ?

2.1 Essence du politique et phronèsis

L'essence du politique, selon H. Arendt, implique l'exercice soutenu du jugement de phronèsis tant par les hommes politiques que par les citoyens. En ce sens, la construction de l'Europe exige éminemment, par l'ampleur de ses enjeux, l'exercice d'un tel jugement, à tous les niveaux, du simple citoyen aux gouvernants.

A l'heure où les instances européennes s'interrogent sur une future constitution pour l'Europe, il convient de formuler le plus précisément possible la signification et la portée de cette exigence pour circonscrire les conditions pratiques de sa réalisation, particulièrement dans le cadre de la construction de l'Europe.

L'étude de la pensée arendtienne du politique, et plus précisément du jugement politique (exercice de la phronèsis), peut se mettre à l'épreuve des questions politiques prioritaires sur l'ordre du jour de nos démocraties.

En pesant les conceptions arendiennes, le projet approfondira dans ses implications concrètes l'idée que le politique -s'entendant ici nécessairement dans son essence démocratique de rapports entre concitoyens libres et égaux - à mettre en œuvre en Europe et en vue de l'Europe doit se comprendre comme espace public européen d'exercice de la phronèsis.

2.2 L'art et le politique

Les analyses d'Arendt suggèrent avec force la nécessité de l'art et de la culture pour la constitution et le maintien d'un monde commun, lieu et condition de possibilité du jugement politique (phronèsis), d'un espace public partagé par des citoyens agissant et échangeant des paroles, égaux en droits et affirmant leur singularité dans l'exercice d'une vie proprement démocratique.

L'art et la culture, dans leur durée tout d'abord, incarnent la mémoire d'un monde commun, rôle essentiel dans une civilisation. La question politique de l'exercice de la phronèsis (ou du jugement politique) rejoint ici une autre problématique très actuelle, celle de l'art contemporain.

Pour poser la question brutalement, quel art contemporain peut remplir cette fonction d'assurer la réalité d'un monde partagé et de transmettre sa mémoire s'il n'y a plus d'œuvres comme on le proclame assez souvent aujourd'hui ? Il s'agit ici d'une interrogation de philosophie de l'art et de la culture et c'est à une véritable phénoménologie et herméneutique de l'art qu'il conviendra de se livrer s'il l'on veut avoir la chance de répondre à la question.

En d'autres termes, pour comprendre quelles sont les conditions de possibilité d'un monde commun européen, il faudra réexaminer l'héritage culturel à la fois commun et diversifié qui façonne une manière d'identité plurielle européenne, afin de comprendre sur quoi elle repose et d'évaluer plus précisément sur quoi elle pourrait encore reposer à l'avenir, à quelles conditions elle pourrait se renforcer et éviter de s'éparpiller, par exemple, à la suite d'un élargissement mal préparé auprès des populations citoyennes.

3. Des conditions de possibilité d'une éducation à la citoyenneté

Nous en venons alors tout naturellement au troisième et dernier volet du projet qui se propose d'interroger les conditions de possibilité d'une éducation à la citoyenneté. A cet égard, la question fondamentale est, en partant de l'enquête sur la phronèsis, celle de l'éducation au jugement. Il s'agit de comprendre si et à quelles conditions l'individu peut être éduqué concernant les affaires de la cité, c'est-à-dire, par delà la part d'information, dans sa capacité de juger.

On retrouve ici bien évidemment les connexions croisées avec le premier et le second volet.

Ce qu'est le jugement du phronimos se doit d'être élucidé s'il faut pouvoir y former le futur citoyen: au cas où un tel jugement ne s'enseigne pas, à quoi peut-on former sinon au monde commun et au vivre ensemble ? Mais il faut pour cela une juste notion de ce monde commun pour savoir comment peut-on donc y éduquer les citoyens.

On pourrait donc résumer ce troisième volet, ainsi que les deux précédents, de la manière suivante : comment favoriser dans le chef du futur citoyen l'exercice du jugement que la tradition aristotélicienne désigne comme celui du phronimos, mais qu'on peut, avec Kant, nommer aussi jugement réfléchissant ?

Il faudra tout particulièrement être attentif au rôle joué par la culture dans l'éducation au jugement politique et mettre en œuvre la conception de l'action proprement citoyenne dégagée par les deux premiers volets.